Difficile de se mettre dans la peau d’une des neuf personnes qui, le samedi 15 novembre 2008, vont être présentées à un juge d’instruction. Quatre jours auparavant, elles ont été interpellées dans leur lit, à 6 heures du matin, à Tarnac, Paris ou Rouen. Puis elles ont été transférées à Nanterre et Levallois, dans les locaux de la PJ, pour quatre jours de garde à vue antiterroriste. La plupart du temps, elles ont dû attendre la première audition, après déjà vingt-quatre heures de garde à vue, pour avoir une vague idée de ce qu’on leur reproche. Et ce 15 novembre, en début d’après-midi, elles vont peut-être pouvoir savoir ce que la justice a contre eux, exactement.
Dans son réquisitoire introductif, le parquet évoque des «présomptions graves» de:
- direction ou organisation d’un groupement formé en vue de la préparation d’un acte de terrorisme,
- participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme,
- destructions, dégradations de biens en réunion, en relation avec une entreprise terroriste,
- refus de se soumettre à un prélèvement biologique, en relation à titre connexe avec une entreprise terroriste.
«Je ne comprends pas pourquoi je suis impliqué»
Le premier à passer devant le juge Thierry Fragnoli est Bertrand D., 22 ans, étudiant. Il est 14 heures. L’interrogatoire de première comparution est un rituel bien rôdé, régi par l’article 116 du code de procédure pénale*.
Le magistrat commence par signifier «les faits pour lesquels la personne comparaît», ceux dont il est saisi par le parquet et pour lesquels il envisage une mise en examen :
«D’avoir participé, sur le territoire national, de courant 2005 et jusqu’au 10 novembre 2008, en tous cas depuis temps non prescrit, à un groupement formé en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme prévu à l’article 421-1 du code pénal, notamment des atteintes à l’intégrité physique des personnes, dont certaines dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public, ainsi que des dégradations ou destructions de biens publics ou destinés à l’utilité publique, afin de désorganiser les structures économiques pour imposer, par l’intimidation et la violence, ses conceptions de l’organisation sociale.»
Puis il donne la qualification juridique: l’«association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme».
Le jeune homme peut faire une déclaration:
«Je conteste l’accusation de groupement organisé en vue de préparer des actes de terrorisme. Je ne comprends pas pourquoi je suis impliqué dans cette affaire.»
La mise en examen et le contrôle judiciaire sont notifiés. Au suivant.
«La qualification est complètement disproportionnée»
Il est 14h42 (la greffière est précise). C’est Elsa H., 23 ans, étudiante, qui rentre dans le cabinet du juge. Mêmes «faits» reprochés, mais «de courant 2004 et jusqu’au 10 novembre 2008», cette fois. Vient s’ajouter le «refus de se soumettre à un prélèvement biologique en relation connexe avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, en l’espèce le groupement formé auquel il participait afin de désorganiser les structures économiques pour imposer, par l’intimidation et la violence, ses conceptions de l’organisation sociale».
Petite déclaration:
«La qualification est complètement disproportionnée et ça ne me concerne pas du tout.»
«L’antiterrorisme est la forme moderne du procès en sorcellerie»
Et puis s’en va. Julien Coupat, 34 ans, entre. Il est 15h40. Les faits sont plus nombreux. Il lui est reproché d’être le chef de l’association de malfaiteurs, d’abord:
«D’avoir dirigé ou organisé, aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne, en Grèce, et sur le territoire national, de courant 2002 et jusqu’au 10 novembre 2008, en tous cas depuis temps non prescrit, un groupement formé en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme prévu à l’article 421-1 du code pénal, notamment des atteintes à l’intégrité physique des personnes, dont certaines dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public, ainsi que j des dégradations ou destructions de biens publics ou destinés à l’utilité publique, afin de désorganiser les structures économiques pour imposer, par l’intimidation et la violence, ses conceptions de l’organisation sociale.»
Puis les sabotages:
«D’avoir, à Dhuisy (Seine-et-Marne), dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, en tous cas sur le territoire national et depuis temps non prescrit, dégradé ou détérioré un bien appartenant à autrui, en l’espèce du matériel roulant appartenant à la SNCF, ainsi que des câbles d’alimentation électrique du réseau ferré et des caténaires appartenant à Réseau Ferré de France (RFF), avec cette circonstance que les faits ont été commis en réunion, et en relation à titre principal avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, en l’espèce le groupement formé auquel il participait afin de désorganiser les structures économiques pour imposer, par l’intimidation et la violence, ses conceptions de l’organisation sociale.
D’avoir, à Vigny (Meurthe-et-Moselle), dans la nuit du 25 au 26 octobre 2008, en tous cas sur le territoire national et depuis temps non prescrit, dégradé ou détérioré un bien appartenant à autrui, en l’espèce du matériel roulant appartenant à la SNCF, ainsi que des câbles d’alimentation électrique du réseau ferré et des caténaires appartenant à Réseau Ferré de France (RFF), avec cette circonstance que les faits ont été commis en réunion, et en relation à titre principal avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, en l’espèce le groupement formé auquel il participait afin de désorganiser les structures économiques pour imposer, par l’intimidation et la violence, ses conceptions de l’organisation sociale.»
Au passage, on notera une erreur de département pour Vigny, qui est en Moselle, et non pas en Meurthe-et-Moselle.
Le refus de prélèvement ADN est enfin poursuivi.
En terme de «qualification juridique», cela donne :
- Direction et organisation d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme.
- Destructions ou dégradations en réunion en relation avec une entreprise terroriste.
- Refus de se soumettre à un prélèvement biologique en relation connexe avec une entreprise terroriste.
Julien Coupat, s’exprime, enfin:
«Je souhaite faire une déclaration expliquant mon silence. Je suis manifestement sous surveillance depuis avril. Mon arrestation conclue cette enquête préliminaire. Ce qui est curieux, c’est que ce qu’on reproche à un individu est en premier l’intention et en second les faits qui viennent matérialiser cette intention. Au fond, ce qui est reproché à quelqu’un, c’est son intention. Les faits qui me sont reprochés sont deux dégradations qui n’ont pas porté atteinte à la vie humaine et qui ne méritent pas la qualification de terrorisme. Vous voyez bien que le silence est la seule façon d’être cohérent avec ce type de procédure.
La deuxième chose, c’est que l’antiterrorisme est la forme moderne du procès en sorcellerie. Toutes les auditions ont visé très manifestement à créditer la thèse selon laquelle je serais le chef, le gourou d’une soit disant organisation anarcho-autonome. Il faudra m’expliquer le paradoxe : je serai le chef c’est à dire celui qui nie l’autonomie d’un groupe de gens qui sont réputés autonomes.»
Il est mis en examen, et le juge lui annonce qu’il va saisir le juge des libertés et de la détention pour statuer sur sa détention provisoire.
«Je me suis embrouillée mais j’ai essayé d’expliquer comme j’ai pu»
Gabrielle H., 29 ans, «en formation continue d’infirmière», passe à son tour. Il est 16h41. Il lui est reproché la participation à un groupement terroriste «sur le territoire national, de courant 2002 et jusqu’au 10 novembre 2008» et le sabotage à Vigny (toujours mal situé en Meurthe-et-Moselle), dans la nuit du 25 au 26 octobre 2008.
Elle fait une petite déclaration:
«Ma garde à vue a été particulièrement dure, je suis très fatiguée par les auditions. A un moment, j’étais un peu perdue et j’ai eu assez peur. Parfois, j’ai été auditionnée des heures sans manger, je me suis embrouillée mais j’ai essayé d’expliquer comme j’ai pu. Pendant toute ma garde à vue, j’étais sous pression, j’ai eu peur de perdre ma fille qui est ce qui m’est le plus cher. Je souhaite continuer ma formation. Je n’ai rien à faire dans cette affaire mais je ne nie pas avoir eu un parcours militant.»
Puis la jeune femme est mise en examen pour «association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme» et «destructions ou dégradations en réunion en relation avec une entreprise terroriste», avec détention provisoire également.
A 17h32, Manon G., 25 ans, «animatrice d’ateliers musicaux», fait son entrée. On lui reproche la participation à un «groupement» terroriste, «de courant 2002 et jusqu’au 10 novembre 2008»:
«Je ne comprends pas pourquoi je suis là. Je n’ai rien à voir avec les faits qui me sont reprochés. Je suis très fatiguée. J’ai une vie de famille, je travaille, ça se passe très bien. En garde à vue, ils ont fait des menaces comme quoi ils allaient arrêter mes parents, que je ne verrai plus C., mon conjoint. Ils ont refusé que je me douche.»
Elle est mise en examen pour «association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme». Mais contrairement à Bertrand D. et Elsa H., poursuivis du même chef, la détention provisoire est demandée: il y a le contrôle d’identité de la nuit du 7 au 8 novembre, et puis les policiers ont trouvé dans son appartement des papiers d’identité apparemment modifiés (même si cela n’est pas retenu explicitement contre elle).
«Je suis effectivement une militante politique»
Au tour de Yildune Lévy, 25 ans, étudiante. Il est 18h15. Il lui est reproché:
«D’avoir participé, aux Etats-Unis et sur le territoire national, de courant 2002 et jusqu’au 10 novembre 2008, en tous cas depuis temps non prescrit, à un groupement formé en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme prévu à l’article 421-1 du code pénal, notamment des atteintes à l’intégrité physique des personnes, dont certaines dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public, ainsi que des dégradations ou destructions de biens publics ou destinés à l’utilité publique, afin de désorganiser les structures économiques pour imposer, par l’intimidation et la violence, ses conceptions dl’organisation sociale.»
Ainsi que le sabotage de Seine-et-Marne et le refus de prélèvement. La jeune femme s’exprime:
«Je suis effectivement une militante politique, je participe à des manifestations, des rassemblements, par exemple pour le droit des étrangers ou le droit des libertés individuelles mais je ne comprends pas les faits qui me sont reprochés. La principale partie de ma vie est l’archéologie.»
Elle est mise en examen pour «association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme», «destructions ou dégradations en réunion en relation avec une entreprise terroriste» et «refus de se soumettre à un prélèvement biologique en relation connexe avec une entreprise terroriste». Détention provisoire.
«J’ai l’impression qu’on essaie de coller un schéma à une situation»
A 19h07, Benjamin R., 30 ans, épicier, se voit reprocher la participation à un groupement terroriste, «de courant 2002 jusqu’au 10 novembre 2008», et le refus de prélèvement:
«Je souhaite préciser certaines choses. Le chef d’inculpation me parait disproportionné par rapport à ma situation. Tout le long de ma garde à vue, je n’ai pas pu savoir ce qu’on me reprochait exactement. J’ai l’impression qu’on essaie de coller un schéma à une situation. On essaie de calquer une organisation hiérarchique sur une réalité qui n’avait rien à voir avec ça. J’ai eu le sentiment que le chef d’inculpation était très large au début, comme s’il s’agissait de construire un dossier. Je vis mon engagement associatif dans le village et au niveau du commerce que j’ai repris ; c’est traversé par des idées politiques mais je ne vois pas de quelle manière ça peut être qualifié d’association de malfaiteurs.»
Il est mis en examen, la détention est demandée.
«Il a fallu que je me batte pour que mes propos ne soient pas déformés»
20h23, Aria T., 26 ans, étudiante. Pas de déclaration, et une mise en examen pour «association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme». «Sur le territoire national», et «de courant 2002 et jusqu’au 10 novembre 2008». Elle est placée sous contrôle judiciaire.
Le dernier des 9 est présenté au juge à 21h07. C’est Mathieu B., et il est là, comme les autres, pour «avoir participé, sur le territoire national, de courant 2002 et jusqu’au 10 novembre 2008 à un groupement formé en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme» et aussi «avoir refusé de se soumettre au prélèvement biologique».
Il conteste les conditions de la garde à vue:
«Les procès-verbaux de garde à vue sont assez confus, il a fallu que je me batte pour que mes propos ne soient pas déformés, surtout à la fin de la garde à vue avec l’arrivée du nouveau policier. On cherchait à me faire dire que Julien Coupat était un affreux bonhomme. A propos de mon dernier procès-verbal qui résume ma garde à vue, je peux vous dire que le policier a pris les éléments exacts en les interprétant d’une manière fallacieuse ne correspondant pas à la réalité, par exemple lorsque j’ai montré à Julien Coupat un groupe du nom de Justice.»
Mise en examen, et contrôle judiciaire.
En quelques heures, le sort des neuf mis en examen a été scellé pour plusieurs années: ils sont accusés d’être des terroristes. Après presque cinq jours dans la machine, en savent-ils plus sur ce qui leur est reproché? En dehors des trois présumés saboteurs, pas vraiment. Le flou est partout, et il suffit d’en juger à la période retenue: à partir de «courant 2002», sauf pour Elsa H. et Bertrand D., qui étaient alors mineurs. Pour eux, la date est fixée arbitrairement à leur 19e anniversaire. A 18 ans, on est trop jeune pour être un terroriste.
*L’article 116 du code de procédure pénale, dans sa version en vigueur en 2008:
«Lorsqu’il envisage de mettre en examen une personne qui n’a pas déjà été entendue comme témoin assisté, le juge d’instruction procède à sa première comparution selon les modalités prévues par le présent article.
Le juge d’instruction constate l’identité de la personne et lui fait connaître expressément, en précisant leur qualification juridique, chacun des faits dont il est saisi et pour lesquels la mise en examen est envisagée. Mention de ces faits et de leur qualification juridique est portée au procès-verbal.
Lorsqu’il a été fait application des dispositions de l’article 80-2 et que la personne est assistée d’un avocat, le juge d’instruction procède à son interrogatoire ; l’avocat de la personne peut présenter ses observations au juge d’instruction.
Dans les autres cas, le juge d’instruction avise la personne de son droit de choisir un avocat ou de demander qu’il lui en soit désigné un d’office. L’avocat choisi ou, dans le cas d’une demande de commission d’office, le bâtonnier de l’ordre des avocats en est informé par tout moyen et sans délai. Si l’avocat choisi ne peut être contacté ou ne peut se déplacer, la personne est avisée de son droit de demander qu’il lui en soit désigné un d’office pour l’assister au cours de la première comparution. L’avocat peut consulter sur-le-champ le dossier et communiquer librement avec la personne. Le juge d’instruction avertit ensuite la personne qu’elle a le choix soit de se taire, soit de faire des déclarations, soit d’être interrogée. Mention de cet avertissement est faite au procès-verbal. L’accord pour être interrogé ne peut être donné qu’en présence d’un avocat. L’avocat de la personne peut également présenter ses observations au juge d’instruction.
Après avoir, le cas échéant, recueilli les déclarations de la personne ou procédé à son interrogatoire et entendu les observations de son avocat, le juge d’instruction lui notifie :
-soit qu’elle n’est pas mise en examen ; le juge d’instruction informe alors la personne qu’elle bénéficie des droits du témoin assisté ;
-soit qu’elle est mise en examen ; le juge d’instruction porte alors à la connaissance de la personne les faits ou la qualification juridique des faits qui lui sont reprochés, si ces faits ou ces qualifications diffèrent de ceux qui lui ont déjà été notifiés ; il l’informe de ses droits de formuler des demandes d’actes ou des requêtes en annulation sur le fondement des articles 81,82-1,82-2,156 et 173 durant le déroulement de l’information et avant l’expiration du délai d’un mois ou de trois mois prévu par le troisième alinéa de l’article 175, sous réserve des dispositions de l’article 173-1.
S’il estime que le délai prévisible d’achèvement de l’information est inférieur à un an en matière correctionnelle ou à dix-huit mois en matière criminelle, le juge d’instruction donne connaissance de ce délai prévisible à la personne et l’avise qu’à l’expiration dudit délai, elle pourra demander la clôture de la procédure en application des dispositions de l’article 175-1. Dans le cas contraire, il indique à la personne qu’elle pourra demander, en application de ce même article, la clôture de la procédure à l’expiration d’un délai d’un an en matière correctionnelle ou de dix-huit mois en matière criminelle.
A l’issue de la première comparution, la personne doit déclarer au juge d’instruction son adresse personnelle. Elle peut toutefois lui substituer l’adresse d’un tiers chargé de recevoir les actes qui lui sont destinés si elle produit l’accord de ce dernier. L’adresse déclarée doit être située, si l’information se déroule en métropole, dans un département métropolitain ou, si l’information se déroule dans un département d’outre-mer, dans ce département. Cette déclaration est faite devant le juge des libertés et de la détention lorsque ce magistrat, saisi par le juge d’instruction, décide de ne pas placer la personne en détention.
La personne est avisée qu’elle doit signaler au juge d’instruction jusqu’au règlement de l’information, par nouvelle déclaration ou par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, tout changement de l’adresse déclarée. Elle est également avisée que toute notification ou signification faite à la dernière adresse déclarée sera réputée faite à sa personne. Mention de cet avis, ainsi que de la déclaration d’adresse, est portée au procès-verbal. Ces avis sont donnés par le juge des libertés et de la détention lorsque celui-ci décide de ne pas placer la personne en détention.»