«Pourtant, je dois le dire, dans l’application pénale, les incertitudes naissent. Quand de funestes et déplorables violations de la paix publique donnent lieu à des poursuites juridiques, rien n’est plus difficile que de préciser les faits et de proportionner la peine au délit. Tous nos procès politiques l’ont prouvé. Quoiqu’il en soit, la société doit se défendre. Je suis sur ce point pleinement d’accord avec vous. La société doit se défendre, et vous devez la protéger. Ces troubles, ces émeutes, ces insurrections, ces complots, ces attentats, vous voulez les empêcher, les prévenir, les réprimer. Soit ; je le veux comme vous.  Mais est-ce que vous avez besoin d’une pénalité nouvelle pour cela?»

Victor Hugo, discours à l’Assemblée législative
sur un projet de loi sur la déportation, le 5 avril 1850

 

C’est le dernier épisode, mais pas la fin de l’histoire. Au terme de 50 posts de blogs, nous voilà arrivés à ce que les avocats et les magistrats appellent un « article 175 »: la juge signifie aux parties et au parquet la fin de l’information judiciaire*. Nous sommes le 14 avril 2014 :

« En application des dispositions de l’article 175 du code de procédure pénale, je vous avise que l’information me parait terminée et qu’à l’issue des délais prévus par cet article, l’ordonnance de règlement pourra être rendue, conformément aux dispositions de l’article 184 du code de procédure pénale, au regard des réquisitions du ministère public et des observations qui m’auront été adressées par les parties. »

Ce n’est pas la fin de l’histoire, car les mis en examen et leurs conseils ont déposé treize demandes d’actes pour demander des auditions, reconstitutions, expertises qui leur paraissent nécessaires. La juge d’instruction en a déjà rejeté dix, les mis en examen feront peut-être appel. Et la loi est ainsi faite que les parties doivent impérativement respecter un délai de trois mois pour déposer ces demandes sous peine de nullité, mais que le parquet, lui, peut faire traîner ses réquisitions pour attendre d’avoir toutes les cartes en main, puisqu’aucune sanction n’est prévue s’il déborde du même délai de trois mois. Une fois les réquisitions prises, le magistrat instructeur doit attendre un mois pour rendre son ordonnance.

« Une mouvance dont la finalité est la destruction de la société »

Le but est d’avoir le dernier mot. Qui va avoir le dernier mot, dans l’affaire de Tarnac ? Pour l’instant, il y a celui de Yildune Lévy, lors de son interrogatoire du 23 janvier :

« Depuis cinq ans, cette affaire colonise mon existence. »

Il y a celui du parquet de Paris, dans des réquisitions du 12 décembre 2012 sur une demande d’octroi du statut de témoin assisté à Julien Coupat :

« Dès lors, contrairement à ce qu’indique la défense de Julien Coupat, ce dernier apparaît dans la procédure d’information clairement lié à une mouvance dont la finalité est la destruction de la société, mouvance avec laquelle il a des contacts aux Etats-Unis, en Grèce et en Allemagne et dont il a fondé un petit groupe en France : que les objectifs du groupe qu’il semble diriger sont exposés dans l’ouvrage qu’il a écrit [L’Insurrection qui vient] et que les moyens sont ceux qu’il lui est reproché d’avoir commencé a mettre en oeuvre notamment (…) contre le réseau ferroviaire. »

Il y a celui de la juge, dans l’ordonnance de rejet de cette demande, le 7 janvier 2013:

« Au moment de sa mise en examen, divers éléments constituant des indices graves ou concordants étaient relevés à l’encontre de Julien Coupat. Les investigations effectuées dans le cadre de l’information ne sont pas de nature en l’état, à permettre de considérer que leur appréciation en tant qu’indices graves en a été modifiée. »

Les réquisitions et l’ordonnance sont sans ambiguïtés. Pour le patron de la section antiterroriste du parquet, « les tout aussi multiples plaintes parallèles largement commentées par la défense dans la presse ne sauraient avoir pour conséquence juridique, sauf à les voir aboutir, de vicier une procédure qui a été validée par la chambre de l’instruction ». Rien dans l’enquête ne dérange les magistrats : pour la juge, par exemple, le témoignage de T42  (voir épisode 36« reste d’actualité ».

Le décalage est abyssal entre la perception médiatique, celle d’une enquête qui s’est effondrée, ou qui, au moins, a piétiné, la vision des mis en examen, qui pensent avoir démonté cette même enquête judiciairement et médiatiquement, et la machine judiciaire, qui poursuit son petit bonhomme de chemin, comme si de rien n’était. Juridiquement, le procureur et la juge ont raison. Ils le savent. Leur message, récurrent, est qu’ils ne se laisseront pas faire par les avocats de la défense, par la pression des médias. Par contre, ils passent bien facilement sur les manipulations et les approximations des policiers, sur les erreurs de leurs prédécesseurs…

Il s’agit de l’un des traits de l’affaire de Tarnac qui peut se retrouver dans tant de petites affaires de droit commun qui passent parfaitement inaperçues : une forme d’autisme judiciaire. Avec des mis en cause qui sont toujours dans le mauvais rôle. Ou ils répondent en garde à vue, et leurs déclarations sont utilisées contre eux ; ou ils se taisent, et c’est le signe d’une délinquance d’habitude. Ou ils déposent des demandes d’actes, pour tenter d’obtenir une instruction à charge et à décharge, et ils sont accueillis par des soupirs sur leurs « manœuvres dilatoires » ; ou ils se taisent, et s’ils se plaignent lors du procès, le président du tribunal correctionnel leur reprochera de ne pas être suffisamment intervenus durant l’instruction.

« Dès qu’il en vient à parler de Pavlenkov, le procureur ne peut retenir sa fureur : il le dépeint comme un vrai Mephistophélès. Les autres accusés sont indubitablement des éléments très dangereux, affirme-t-il. Le société se doit de les exclure dans l’intérêt de sa propre sécurité, mais il convient de leur reconnaître des circonstances atténuantes. Tout absurdes que soient les théories qu’ils prônent, ils y croient, ce que l’on ne peut pas dire de Pavlenkov. Pour lui, la propagande révolutionnaire n’est qu’un moyen de s’élever soi-même et de piétiner les autres. La nature l’a doté d’une intelligence supérieure à la normale, mais il n’a utilisé ce don précieux que pour se précipiter soi-même dans l’abîme et y entraîner les autres. Suivant l’exemple de ses confrères français, le procureur retrace la vie de Pavlenkov depuis sa prime jeunesse… »

Une nihiliste, Sophie Kovalevskaïa, 1892**

« Des événements permettant de comprendre le parcours de Julien Coupat »

L’un des traits plus particulier est celui de la notion de « terrorisme ». Là aussi, la juge est finalement assez directe, dans son ordonnance du 7 janvier 2013. Elle retient contre Julien Coupat « des réunions politiques anarchistes » à New York et Thessalonique. Dans la première, il a « été question de « neutraliser (« shut down ») une ville dans le futur » » et dans la deuxième, il a « été question de « contrôle social, » de « répression », d »applications de procédures antiterroristes » et de « criminalisation de la contestation ». A cette occasion, Julien Coupat avait évoqué la situation des mouvements sociaux et contestataires en France et présenté plus particulièrement l’expérience du Goutailloux et du Magasin général ». Peu importe que la source new-yorkaise soit présentée comme anonyme par le FBI (et que l’on sache parfaitement, par ailleurs, qu’il s’agit d’un policier infiltré anglais peu fiable) et que le témoignage grec ne soit pas recoupé.

Assez directe, mais pas sans paradoxe, puisqu’elle assure aussi :

« Attendu aussi que si dans sa demande, le conseil de Julien Coupat fait état d’un certain nombre d’autres éléments (« la participation à la manifestation en marge du sommet du G8 à Evian-les-Bains en juin 2003 et à Isola San Gorgio (Italie) en septembre 2004 », « la manifestation Edvige », « la participation à des manifestations en Allemagne », et « la création, l’acquisition et le financement de la communauté de Tarnac ») qui ont été évoqués par les magistrats instructeurs lors de différents interrogatoires, il convient cependant de ne pas assimiler des événements permettant de comprendre le parcours de Julien Coupat à des indices graves ou concordants permettant de fonder une mise en examen. »

« Evènements », « indices », « infractions », on finit pas s’y perdre. Une discussion sur le Goutailloux tenue à Thessalonique est un « indice grave et concordant », une question d’un juge sur le même sujet à Paris sert simplement à « comprendre le parcours ». Le flou règne entre les « faits » et le « contexte », qui finissent pas se mêler.

Car, si l’on suit la juge, c’est donc bien le « parcours » de Julien Coupat et de ses amis et leurs idées politiques qui vont causer leur probable renvoi devant le tribunal correctionnel ou la cour d’assises, en plus des sabotages. Un simple renvoi pour ces derniers faits, avec une qualification de droit commun, « dégradations et destructions de biens », paraît exclu d’emblée : quand la machine antiterroriste est lancée, plus moyen de l’arrêter. Depuis 1986, c’est la machine judiciaire la plus intégrée en France, du renseignement à la police judiciaire, puis au parquet et à l’instruction. Si le terme « chaîne pénale », toujours contesté par les magistrats car il fait d’eux un simple rouage, a un sens, c’est bien dans l’antiterrorisme.

Lors d’un éventuel procès, les magistrats devront juger si la « finalité » de Julien Coupat et de ses co-accusés est bien « la destruction de la société ». Ce à quoi, finalement, on pourrait répondre : évidemment, pour ce qui est de la société telle qu’elle est, et ils ne s’en cachent pas, pas plus qu’ils ne sont les seuls. Ont-ils pour autant préparé des actes violents pour parvenir à cette fin ? En dehors des sabotages – niés -, il n’y en a aucune trace dans le dossier. Qui peut croire que les violences en marge a manifestation de Vichy avaient pour but de renverser l’Etat, pour peu que Julien Coupat les aient vraiment dirigées ? Il reste donc un livre, L’Insurrection qui vient, que la justice attribue à coup sûr à Julien Coupat, des notes griffonnées sur des carnets, un mode de vie.

«Le procureur est un homme jeune, qui a envie de faire rapidement carrière. Aussi son éloquence est-elle assourdissante. Pendant plus de deux heures, il brosse devant les juges le sombre tableau du mouvement révolutionnaire russe. Il classe les accusés par groupes, qu’il se prend ensuite à diviser en sous-groupes, et cela avec la même témérité et rapidité qu’un botaniste met à classer les plantes de son herbier selon les espèces et les familles. »

Une nihiliste, Sophie Kovalevskaïa, 1892**

« Loin d’être une création du pouvoir politique en place relayée par les services de police, la mouvance anarcho-autonome peut se définir par ses modes d’action »

Pourquoi, enfin, avoir tenu ce blog durant deux mois ? L’affaire de Tarnac a eu ses hauts et ses bas médiatiques. Mais la question du terrorisme, de sa définition et des moyens mis en oeuvre pour le combattre est plus que jamais d’actualité – même si elle peine à s’installer dans le débat public, qui se verrouille brusquement dès que l’on évoque les « djihadistes ». Une loi est actuellement en discussion au Parlement***. Elle prévoit, entre autres, une nouvelle incrimination d’« entreprise individuelle terroriste », et une interdiction administrative de sortie du territoire pour les Français soupçonnés de projeter « des déplacements à l’étranger (…) dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français ».

Sur quoi va se fonder cette interdiction ? Sur des notes des services de renseignement, essentiellement la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, ex-DCRI). On attend la première contestation d’un arrêté devant le tribunal administratif, où l’interdit de sortie du territoire devra se défendre de telle ou telle information non-sourcée (les moyens d’enquête intrusifs légaux des services de renseignement sont limités aux écoutes et à la géolocalisation, tout autre moyen d’obtention des informations sera donc tu), devra se défendre de telle ou telle fréquentation, de telle ou telle lecture, de tel ou tel écrit…

Les phénomènes décrits durant ces deux mois sont donc au coeur de l’actualité : une grande asymétrie quand un mis en cause fait face à un service de renseignement tout entier classé secret-défense, un assouplissement implicite des critères de la mise en examen (déjà bien vagues) dès lors que l’on colle une étiquette terroriste inquiétante. Difficulté de définir même la nature de cette étiquette : qu’est-ce qu’un « anarcho-autonome » ? qu’est-ce qu’un « djihadiste » ? A quel moment un « anarcho-autonome » devient un « anarcho-autonome » terroriste ? A quel moment un « islamiste radical » devient un « djihadiste » ? Aucun de ces termes n’existe dans le code pénal. Les magistrats de la 10e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris ont tenté une définition des « anarcho-autonomes », lors du jugement de l’affaire de la dépanneuse, le 25 juin 2012 (voir épisode 48):

« En outre, loin d’être une création du pouvoir politique en place relayée par les services de police, la mouvance anarcho-autonome peut se définir par ses modes d’action, lesquels sont accompagnés de violence et de destructions. »

La mouvance djihadiste aussi, non ? N’importe quel casseur lors des manifestations ? Les pêcheurs ou les agriculteurs en colère ? Les « bonnets rouges » ? N’ont-ils pas commis « des actes agressifs intentionnels, destinés à être perçus comme tels, répétés dans le temps, en vue d’inspirer une appréhension, voire une crainte, dans la population dont l’objectif ultime est de conduire chaque individu à faire ou à s’abstenir de faire un acte, ou de déséquilibrer une organisation ou une institution économique, sociale ou politique, et à en modifier ainsi l’architecture ou le fonctionnement » ? (voir la définition du terrorisme par le juge Fragnoli, épisode 37) L’écotaxe a bien été abandonnée, après une vague d’incendies criminels sur les portails de contrôle. Un seul portail valait plus que l’ensemble des dommages causés au réseau ferré dans les nuits du 25 au 26 octobre et du 7 au 8 novembre 2008.

Décision politique

Mais les « anarcho-autonomes », eux, ont été ciblés par une circulaire ministérielle ordonnant aux parquets de se dessaisir de tout dossier lié à leur mouvance en faveur de la section antiterroriste du parquet de Paris, le 13 juin 2008 (voir épisode 6). Même si le juge Fragnoli aimerait à penser que les magistrats instructeurs ont toute latitude pour qualifier de terroristes ou pas leurs mis en examen, même si les juges correctionnels parisiens assurent que les « anarcho-autonome » ne sont pas une « création du pouvoir politique », c’est bien Rachida Dati, alors garde des sceaux, et le gouvernement de François Fillon, donc, qui ont décidé que les « anarcho-autonomes » étaient potentiellement « terroristes », après plusieurs mois de campagne de la ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie, pour faire de l’« ultragauche » une priorité policière.

Il s’agit d’une décision politique, bien comprise et acceptée en fait par les magistrats, qui citent par exemple, dans le jugement de la dépanneuse, des PV dits « de contexte », qui « retracent les nombreux actes attribués à cette mouvance en 2006 et 2007 », quand bien même les prévenus n’y ont pas participé et refusent de se réclamer de cette mouvance.

« Les juges servent à permettre à la police de fonctionner »

Autant laisser à un autre, et pas des moindres, le soin de conclure, par une formule qui résume parfaitement l’affaire de Tarnac**** :

Les magistrats du dossier vont-ils casser ce cercle vicieux ? La suite dans un prochain épisode…


*L’article 175 du code de procédure pénale prévoit ceci:

« Aussitôt que l’information lui paraît terminée, le juge d’instruction communique le dossier au procureur de la République et en avise en même temps les parties et leurs avocats soit verbalement avec émargement au dossier, soit par lettre recommandée. Lorsque la personne est détenue, cet avis peut également être notifié par les soins du chef de l’établissement pénitentiaire, qui adresse sans délai au juge d’instruction l’original ou la copie du récépissé signé par l’intéressé.

Le procureur de la République dispose alors d’un délai d’un mois si une personne mise en examen est détenue ou de trois mois dans les autres cas pour adresser ses réquisitions motivées au juge d’instruction. Copie de ces réquisitions est adressée dans le même temps aux avocats des parties par lettre recommandée.

Les parties disposent de ce même délai d’un mois ou de trois mois à compter de l’envoi de l’avis prévu au premier alinéa pour adresser des observations écrites au juge d’instruction, selon les modalités prévues par l’avant-dernier alinéa de l’article 81. Copie de ces observations est adressée en même temps au procureur de la République. »

**éditions Phébus, 2004. Traduit du russe par Michel Niqueux.

***Enfin, l’« esprit » antiterroriste ne s’étend pas seulement par la loi, il se diffuse aussi dans les pratiques policières, sous la même pression politique, qui veut du résultat, comme le montre l’usage des informations des services de renseignement dans les procédures liées aux violences commises lors de la manifestation anti-Notre-Dame-des-Landes du 22 février 2014 à Nantes (lire ici et ici – liens payants, désolé). Et la difficulté, un fois de plus, pour les comparants, de se défendre d’accusations fantomatiques. La séparation entre le renseignement, à vocation administrative et politique, et le judiciaire, a progressivement sauté.

****Merci au lecteur attentif qui m’a signalé cet entretien, et à tous ceux qui ont échangé avec moi et qui ont permis d’enrichir ce travail depuis deux mois.


Article original par Laurent Borredon publié le 08/08/2014

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#49

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et huit de ses amis, ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Pendant cinq ans et demi, la SDAT a mené l'enquête, d'abord sous l'autorité du juge Thierry Fragnoli puis de Jeanne Duyé. Début 2014, l'instruction s'achève.

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