épisode

#37

dites, Monsieur le juge, c’est quoi un terroriste?

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. En 2009, les policiers continuent à surveiller, interpeller, sans grand résultat.

Cela s’appelle une «requête en déclaration d’incompétence». Elle est déposée, le 25 mars 2009, par les avocats des mis en examen. Pour eux, l’«association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste» n’est pas établie, et le juge Thierry Fragnoli, qui appartient au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris, qui a compétence nationale pour ces dossiers, doit se dessaisir.

«Monsieur le juge d’instruction,

Sans préjudice de tout moyen de nullité que chacun des mis en examen dans la présente procédure serait susceptible de soulever, et notamment quant â la mise en examen elle-même, j’ai l’honneur, conformément à l’article 706-19 du code de procédure pénale, de vous demander de bien vouloir vous déclarer incompétent, au titre de l’instruction des « actes de terrorisme », et d’abandonner en conséquence les incriminations visées aux articles 421-1, 421-2-1, 421-5 §2 et suivants du code pénal. Ainsi, pour justifier la compétence de la juridiction antiterroriste, encore faudrait-il établir l’existence juridique d’une association de malfaiteurs à but terroriste (1), de la direction d’une telle association (2), et de dégradations en lien avec une entreprise terroriste (3). Or il résulte tant de l’enquête initiale de la SDAT diligentée suite aux supputations surréalistes du FBI, que de l’instruction en cours, qu’aucune de ces incriminations n’est susceptible d’être constituée. Enfin, il conviendra, plus généralement, de mettre en perspective la présente procédure avec les définitions du terrorisme qui ont été données par diverses instances et conventions internationales (4).»

Nous y revoilà. Le dossier de Tarnac, au delà de la culpabilité ou de l’innocence des mis en examen dans le sabotage des voies SNCF, est-il un dossier terroriste (voir épisode 28)? Le débat entre le juge et les avocats va se révéler passionnant. Car il en revient à poser une question toujours brûlante en 2014, au lendemain de l’adoption à l’unanimité d’un énième projet de loi antiterroriste par la commission des lois de l’Assemblée nationale: qu’est-ce que le terrorisme?

«Troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur»

En France, l’article 421-1 du code pénal stipule que (à partir d’ici, tous les passages en gras le sont de la main de l’auteur de ce blog):

«Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes :

1° Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, l’enlèvement et la séquestration ainsi que le détournement d’aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport(…) ;

2° Les vols, les extorsions, les destructions, dégradations et détériorations, ainsi que les infractions en matière informatique (…) ;

3° Les infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous définies par les articles 431-13 à 431-17 et les infractions (…) ;

4° Les infractions en matière d’armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires (…) ;

5° Le recel du produit de l’une des infractions prévues aux 1° à 4° ci-dessus ;

6° Les infractions de blanchiment (…) ;

7° Les délits d’initié (…).»

Une «entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur», voilà la large définition du terrorisme selon la loi française.

«Une entreprise qui aurait pour objectif de tuer ou blesser grièvement autrui»

Quels sont les arguments des défenseurs? Après avoir attaqué la faiblesse de l’enquête (points 1 à 3), ils en viennent à la définition même du terrorisme, et reprennent au fond l’acception la plus naturelle du terme: un acte très violent destiné à semer la terreur.

«Aux termes de l’article 2 de la Convention internationale pour la répression du financement au terrorisme adoptée le 9 Decembre 1999 [en fait, le 10 janvier 2000] et ratifiée par la France, constituent des actes de terrorisme : « Tout acte constituant une infraction au regard des (instruments universels contre le terrorisme) ou tout autre acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil ou toutes autres personnes qui ne participent pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé lorsque par sa nature ou son contexte cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou s’abstenir d’accomplir un acte quelconque. »

En vertu de l’article 55 de la Constitution, les engagements internationaux priment sur le droit interne qui doit donc se conformer aux Conventions internationales régulièrement ratifiées. Ainsi, la notion d’entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ne peut s’interpréter que comme une entreprise qui aurait pour objectif de tuer ou blesser grièvement autrui. (…)

Ainsi et par-delà les difficultés d’une définition précise du terrorisme, il ne fait aucun doute que la lettre et l’esprit de la loi française sont bien de considérer que l’acte de terrorisme suppose la volonté d’attenter à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui.

Les faits reprochés aux mis en examen ne sauraient répondre à cette définition.

Au regard des éléments ci-dessus analysés, les qualifications retenues reposent en réalité non pas sur des actes de terrorisme, mais sur des écrits politiques librement accessibles au public, jamais censurés et dont la paternité n’est de surcroît aucunement établie.

En tout état de cause, il ne suffit pas à la partie poursuivante de mettre en perspective des infractions de droit commun avec un discours politique critique pour caractériser l’existence d’une infraction terroriste.

Affirmer l’inverse permettrait de qualifier d’entreprise terroriste toute action portée par un discours politique ou syndical visant à dénoncer des choix politiques ou à exprimer une exaspération, voire une colère. D’évidence, une telle assimilation serait infiniment dangereuse pour la démocratie et l’Etat de droit en France.»

«La fin poursuivie n’étant pas forcément de tuer (terreur) mais surtout de frapper les esprits (intimidation)»

A cela, le parquet de Paris donne son avis. Pas toujours très convaincant. Pour la définition du terrorisme, le ministère public refuse de se laisser enfermer dans la notion trop contraignante d’une «volonté d’attenter à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui».

«Il est fait état dans les requêtes que les dégradations incriminées n’ont été susceptibles d’entraîner que de seuls dommages matériels et retards de trains et que les actes de terrorisme ne sont constitués que s’ils ont pour objet de porter atteinte aux personnes, aux termes des différentes conventions internationales. L’article 421-1 du code pénal, comme il est d’ailleurs rappelé dans les requêtes, prévoit, pourtant, dans son deuxième alinéa que « constituent des actes de terrorisme…. les vols, les extorsions, les destructions, dégradations et détériorations…. « , les infractions terroristes pouvant donc porter atteinte aux personnes comme aux biens. C’est donc à juste titre que le magistrat instructeur a mis en examen les différents mis en cause de ces chefs, la notion d’entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ne se limitant pas à une entreprise qui aurait pour objectif de tuer ou blesser grièvement autrui, la fin poursuivie par les actes de terrorisme n’étant pas forcément de tuer (terreur) mais surtout de frapper les esprits (intimidation), ce qui est objectivement le cas en l’espèce.

Des attentats commis, par exemple, en Corse, par des mouvements indépendantistes, contre des résidences secondaires non habitées, appartenant à des continentaux, participent au même but.

Par ailleurs, il convient de retenir, de l’article 2 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme justement cité dans les requêtes, que l’acte de terrorisme peut aussi viser « à contraindre un gouvernement à accomplir ou s’abstenir d’accomplir un acte quelconque », ce qui est objectivement le cas s’agissant des mesures de sécurisation et de surveillance qui ont dû être mises en place à la suite des sabotages.

Si l’infraction terroriste ne saurait être constituée contre des personnes associées par une communauté de mentalités, d’idées, de buts, elle est avérée lorsque ces mêmes personnes se sont mises d’accord pour extérioriser ces idées en passant à l’action par des moyens violents.

L’assimilation faite par les requêtes entre les actions visées par la présente information judiciaire et des actions justifiées par un discours politique ou syndical visant à dénoncer des choix politiques n’est absolument pas pertinente, dans la mesure où les projets et actions constatés dans le présent dossier, lesquelles constituent de toute façon des infractions pénales, sont conçus non pas par des syndicats, dans le but de faire valoir des idées démocratiques en contradiction éventuelle avec la politique mise en oeuvre par le gouvernement, mais de renverser les institutions actuellement en place, les forces de l’ordre et les « symboles du capital », caractérisant justement le mobile terroriste.

Les faits reprochés ne sont pas des revendications professionnelles ou politiques ayant dégénéré en actions violentes mais la mise en oeuvre de moyens coordonnés, comme le démontre la simultanéité des actions du 7 novembre 2008, dans le cadre d’une stratégie collective à dimension nationale voire internationale, au service d’un projet terroriste soigneusement élaboré avec un personnel spécialement formé.»

Si l’on doit tenter de résumer l’argumentation, pour le parquet, c’est bien le discours révolutionnaire de L’Insurrection qui vient, supposément écrite par des Tarnacois, qui fait des dégradations, supposément commises par des Tarnacois, des actes de terrorisme. Ça, et le fait d’avoir commis ces actes hors d’un «syndicat». En gros, si les mis en examen avaient leur carte de la CGT ou si l’on avait retrouvé un autocollant FO sur les crochets, ils seraient poursuivis devant une juridiction de droit commun… La subtilité n’est pas gratuite: souvenons-nous que les voies ferrées sont la cible privilégiée de multiples saboteurs dans les mois qui précèdent l’éclatement de l’affaire de Tarnac. Sans jamais être considérés comme terroristes par la justice.

D’ailleurs, l’argumentation du parquet qui assimile le fait que «des mesures de sécurisation et de surveillance» aient été prises à la suite des sabotages au fait d’avoir contraint «un gouvernement à accomplir ou s’abstenir d’accomplir un acte quelconque» est absurde. Le ministère public confond les conséquences techniques et l’éventuel objectif politique. A ce rythme, les chauffards sont des terroristes, puisqu’ils obligent le gouvernement à poser des radars et à mener des contrôles routiers.

Mais estimer que la nature terroriste des actes est liée à une volonté «de renverser les institutions actuellement en place, les forces de l’ordre et les symboles du capital» laisse de toute façon la porte grande ouverte à tous les possibles. C’est le but.

«Confiant de la sorte aux magistrats le devoir d’en interpréter les termes»

La juge Thierry Fragnoli, qui doit trancher, répond lui de manière bien plus argumentée, dans une ordonnance, le 6 mai 2009. Il en revient aux sources, c’est-à-dire la loi de 1986, qui a établi, entre autres, la compétence nationale du tribunal de grande instance de Paris pour les actes de terrorisme.

«Par sa décision n °86-213 du 3 septembre 1986, le Conseil Constitutionnel déclarait conformes à la constitution tous les articles de la loi attaquée (…), exposant que la condition relative à la « relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » était énoncée en des termes d’une précision suffisante pour qu’il n’y ait pas méconnaissance du principe constitutionnel de légalité des délits et des peines s’agissant des règles particulières de procédure qui y seraient attachées.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 22 juillet 1996, qui consacra cette définition antérieure des infractions terroristes de la loi de 1986 dans l’article 421-1 du code pénal, aucun projet de loi n’a été déposé visant à modifier cette incrimination, confiant de la sorte aux magistrats le devoir d’en interpréter les termes sans que ces derniers, identiques depuis maintenant 23 ans, ne soient contestés, afin d’en faire application aux cas d’espèces.»

Le terroriste, c’est celui qui est désigné comme tel par un juge. Au moins, c’est clair.

«L’ensemble des actes agressifs intentionnels en vue d’inspirer une appréhension, voire une crainte»

Mais le magistrat va plus loin, et livre sa définition de l’acte terroriste. «Terreur» et «intimidation», le juge Fragnoli s’affaire à une analyse sémantique:

«Si le terme « terreur », particulièrement fort, apparaît comme provoquant une peur collective viscérale dépassant la sphère de l’individu pour toucher l’ensemble d’une population, annihilant sa résistance, avec une connotation quasi-physiologique, en revanche, le terme « intimidation », moins violent et aux conséquences – à priori – moins graves, inspire cependant de la crainte ou de l’appréhension de nature à dissuader, les organisations ou les individus s’abstenant d’eux-mêmes de certaines actions, ou de s’exprimer, versant ainsi dans une autocensure psychologique. L’intimidation et la terreur ne pouvant cependant se concevoir que par des actes répétés et vécus comme un harcèlement. En adossant ces deux termes, mais de manière indépendante l’un de l’autre, le législateur a souhaité prendre en compte l’ensemble des effets de divers degrés, mais de même nature, générés par des actes causant un trouble collectif destiné à impressionner la population et pouvant avoir une influence sur le comportement de chacun

Le juge conclut sur sa définition du terrorisme par «intimidation»:

«En conséquence de quoi, la notion d’intimidation de l’article 421-1 du code pénal, sur le fondement de laquelle les mises en examen ont été prononcées, peut s’entendre comme l’ensemble des actes agressifs intentionnels, destinés à être perçus comme tels, répétés dans le temps, en vue d’inspirer une appréhension, voire une crainte, dans la population dont l’objectif ultime est de conduire chaque individu à faire ou à s’abstenir de faire un acte, ou de déséquilibrer une organisation ou une institution économique, sociale ou politique, et à en modifier ainsi l’architecture ou le fonctionnement.»

A cette aune, qu’est-ce qui n’est pas terroriste? Une émeute urbaine le serait. Un mouvement étudiant, aussi. Mai 68, forcément. Les meurtres d’un tueur en série…

La requête est rejetée. Pour la justice, Tarnac reste une affaire terroriste.


Article original par Laurent Borredon publié le 24/07/2014

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. En mars 2009, les neuf de Tarnac contestent la qualification de «terrorisme».

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. En 2009, les policiers continuent à surveiller, interpeller, sans grand résultat.

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