épisode

#44

Un dossier forgé de toutes pièces

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et huit de ses amis, sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Attaqué par les politiques, les avocats des mis en examen, les mis en examen, le juge d'instruction Thierry Fragnoli a toujours encaissé et gardé la foi dans son dossier. Début 2012, un enchaînement de circonstances change la donne.

Dans le « storytelling » judiciaire qu’est devenue, très rapidement, l’affaire de Tarnac, le dossier du forgeron est l’apothéose, le bouquet final d’un feu d’artifice qui a déjà duré un peu trop longtemps. Il démarre de manière parfaitement improbable, par un procès-verbal du 18 novembre 2011 signé de BM, du groupe d’enquête de la SDAT – entre-temps il a été promu capitaine. Le juge d’instruction Thierry Fragnoli a transmis aux policiers, la veille, « à toutes fins utiles copies de trois courriers adressés par des particuliers au juge d’instruction dans la présente enquête, parmi lesquels un courrier daté du 22 novembre 2008 initialement adressé par Monsieur G., demeurant [en Corrèze], à Madame Rachida Dati, garde des sceaux » :

« L’auteur du courrier indique notamment : « Je connaissais assez bien Benjamin, j’avais rencontré Julien à deux reprises. Il était venu à la maison nous amener J., un vieux réfugié espagnol âgé de plus de 80 ans que nous avions invité à passer quelques heures avec nous. D’ailleurs la communauté du Goutailloux s’était chargée de lui depuis qu’il avait été chassé de la maison qu’il habitait depuis plusieurs dizaines d’années ». »

« « Le Catalan » et « Pepe » »

Les policiers fouillent dans la « documentation spécialisée du service », dans « celle de la direction centrale du renseignement intérieur », de « la police nationale et des diverses administrations ». Dans ces millions de noms, ils tombent sur JT, né en 1925, habitant près de Rouen « connu de la documentation spécialisée du service comme étant l’utilisateur des pseudonymes suivants « Le Catalan » et « Pepe » ». L’homme a été confronté à la police  française, quarante ans auparavant, alors qu’il luttait contre le régime de Franco. Et la police n’oublie rien, même pas la répression des anti-franquistes. Au passage, « mentionnons que l’intéressé, artiste et sculpteur, a pour spécialité le travail du métal » et qu’il est le père de deux enfants, dont Charles, 27 ans, qui, ça tombe bien, est apparu dans l’enquête de Tarnac :

« Le nommé Charles T. était, aux termes des déclarations recueillies auprès de Mathieu B. lors de sa garde à vue, colocataire avec ce dernier et la nommée Elsa H. de la maison sise 78, rue de Xxxx à Rouen (Seine-Maritime). Rappelons que cette maison avait été l’objet d’une perquisition réalisée (…) le 11 novembre 2008. »

En gros, il a fallu aux policiers trois ans, et un courrier envoyé à Rachida Dati, pour tomber sur… un colocataire de deux des mis en examen. Evidemment, l’exercice n’est pas gratuit : la SDAT et le juge ne se sont jamais vraiment penchés sur la question du fabricant des crochets posés sur les caténaires. Il n’est jamais trop tard : un forgeron, ça peut faire bien sur la photo.

« Julien Coupat a pu matériellement se rendre le 20 octobre 2008 durant le créneau horaire 16h00-17h10 au domicile de JT »

Il faut maintenant le rattacher à Julien Coupat. C’est chose faite, quelques lignes plus loin :

« Enfin, précisons que lors de la surveillance opérée le 20 octobre 2008 à l’endroit du nommé Julien Coupat (…), l’intéressé avait été observé en compagnie d’un individu de sexe masculin non-identifié et du nommé VF quittant le 78, rue Xxxx à ROUEN à 15h10, puis se rendant, à bord du véhicule de marque Seat modèle Ibiza, rue Z à Préaux (Seine-Maritime). Quelques minutes après 16h00, ce véhicule, toujours occupé par ces trois individus, quittait les abords de la rue Z à Préaux en direction d’Isneauville (Seine-Maritime). Le véhicule était perdu de vue enter les communes de Préaux et d’Isneauville. A 17h10, le dispositif de surveillance, maintenu aux abords de la rue Z à Préaux, constatait le retour du véhicule cité supra dans cette rue, puis l’entrée de ce dernier dans une propriété sise rue Z à Préaux. A 18h 10, Julien Coupat accompagné de VF, était observé quittant cette propriété à bord du véhicule Mercedes immatriculé (…). Ce véhicule regagnait alors Paris. Les deux individus étaient alors observés aux abords du domicile de Yildune Lévy, puis regagnaient le véhicule. Le véhicule était alors perdu de vue à 21h30, alors qu’il s’engageait sur le périphérique intérieur à hauteur de la porte de Bagnolet. Il convient de préciser qu’aux termes de la consultation du site Internet « Mappy.fr » l’adresse rue Z à Préaux est distante, par voie terrestre, de 7 kilomètres du domicile de JT (…). Ce même site indique que le trajet routier reliant ces deux adresses est d’une durée de treize minutes. Ainsi il apparaît que Julien Coupat a pu matériellement se rendre le 20 octobre 2008 durant le créneau horaire 16h00-17h10 au domicile de JT. »

« Quelle quantité il faut de chocolat pour la préparation du biscuit au chocolat ? »

Le scénario est en place, même s’il n’est pas encore explicité : Julien Coupat a pris livraison des crochets chez JT ce 20 octobre 2008. Les surveillances et les écoutes sont lancées sur la famille T, le père, les deux frères, et la mère, MC. Ce n’est pas très productif. Ecoute du 23 décembre 2011 :

« MC : Allo ?

Charles : Oui, c’est Charles en fait je voulais te demander une précision pour la recette, est-ce que tu saurais regarder dans le livre quelle quantité il faut de chocolat il faut mettre pour la préparation du biscuit au chocolat ? »

Pour ce coup-ci, la retranscription est interrompue car « la présente conversation n’apporte aucun élément permettant d’orienter notre enquête ».

« Constatons que seul le compagnon canidé de JT se trouve à l’intérieur »

Mais les policiers sont à fond, et suivent le père, comme le 17 janvier 2012 :

« A 8h30, sommes informés de ce qu’une conversation interceptée à 8h25 sur la ligne attribuée à MCT à l’occasion de laquelle l’intéressée annonce à son compagnon JT qu’elle sera de retour pour le déjeuner à partir de 12h15 et qu’ils seront ainsi tous les deux. A 9h25, constatons que le véhicule Citroën C 15 (…) propriété de JT descend le chemin X en provenance du domicile de l’intéressé et se dirige vers le débouché, soit la route départementale ici dénommée rue Z en contrebas (…). Constatons que JT conduit le véhicule et est en compagnie d’un chien de couleur noire assis sur le siège passager. Arrivé au croisement, le véhicule tourne à droite et s’engage dans la rue Z en direction du centre-ville de (…). Il poursuit son cheminement, à 60 km/h, par la rue de L. puis en face par la rue P. après avoir passé le carrefour avec la rue S.. Il est alors perdu de vue dans le flux de la circulation dense. Il est 9h40. A 10 heures, retrouvons le véhicule en stationnement au parking souterrain du supermarché à l’enseigne Intermarché sis rue P. à une centaine de mètres environ du carrefour où il était perdu quelques minutes plus tôt. Constatons que seul le compagnon canidé de JT se trouve à l’intérieur. Repérons JT à l’intérieur du magasin et constatons qu’il effectue des achats de denrées alimentaires diverses. Recentrons alors notre surveillance sur le véhicule. A 10h35, constatons que celui-ci conduit par José JT, quitte le parking souterrain, emprunte la sortie du parking aérien qui se fait par l’arrière du magasin et s’engage à gauche dans la rue W. Il continue en face dans la rue des C, tourne légèrement sur la gauche dans la rue des B. puis à gauche dans la rue du C. Arrivé au bout de cette rue, il tourne à droite dans la rue L. prenant ainsi la direction générale de son domicile. Il continue en face dans la rue G. et tourne ensuite à droite dans la rue Z. qu’il remonte jusqu'[à son domicile]. »

Il s’agit peut-être de la surveillance la plus mouvementée de la série, c’est dire.

Les policiers s’intéressent également à Charles T., qu’ils tentent de suivre à Rennes en février. Ils passent trois jours dans la capitale bretonne, en vain, malgré leurs recherches dans « les lieux habituellement fréquentés par les membres de la mouvance anarcho-autonome rennaise ». Entre-temps, ils se sont rendus compte que le jeune homme, qu’ils connaissaient depuis trois ans était lui-même « inscrit au fichier des entreprises actives comme auto-entrepreneur. L’activité principale exercée par son entreprise est intitulé « forge, estampage, matriçage et métallurgie des poudres ». »

Acter dans le dossier la possibilité d’un scénario

Trois mois d’enquête ne donnent rien de plus. Le 23 février, en toute illogique, les policiers perquisitionnent donc le domicile et l’atelier des T. La perquisition est un échec, et l’audition de JT invalide même l’étrange point de départ de l’histoire, la lettre à Rachida Dati : il assure ne jamais s’être rendu à Tarnac, et il n’a jamais été « chassé » d’aucune maison.

Son fils Charles est placé en garde à vue, puis relâché au bout de 34 heures. Il est tout de même poursuivi pour refus de prélèvement de son ADN (qui a de toute façon déjà été relevé à son insu). Il est relaxé, le 6 février 2013. Le tribunal correctionnel de Rouen a estimé impossible de contrôler la réalité des « indices graves et concordants ou des raisons plausibles d’avoir commis une infraction » qui doivent justifier, selon la loi, le prélèvement*.

Trois mois de travail policier, des centaines d’heures d’écoutes, et le juge d’instruction n’a même pas fait le déplacement, comme s’il n’y croyait pas vraiment lui-même. De toutes façons, comment envisager que, plus de trois ans après les sabotages, les policiers allaient trouver quoique ce soit ? Au fond, il s’agissait plus d’acter dans le dossier la possibilité d’un scénario, que de trouver des preuves.

Au passage, un des officiers de la SDAT oublie des documents chez les T. Indirectement, il va provoquer ainsi la chute du juge Fragnoli.


*Extrait du jugement:

« Concernant la réalité de « ces indices graves ou concordants ou de ces raisons plausibles »:

Force est de constater que le tribunal n’est pas en mesure, au vu des pièces transmises, de contrôler leur existence ;

Le seul PV indiquant que l’ADN de M. T. aurait pu être utilement comparé à une empreinte non identifiée (scellé de la procédure principale) ne saurait suffire à étayer l’existence de ces indices ou raisons plausibles, faute de précision sur ce qui permettrait de rattacher M. T. à ce dossier initial;

Ce même grief : absence d’éléments permettant de rattacher M. T. à la procédure initiale et d’établir par voie de conséquence l’existence d’éléments pouvant s’analyser en des « indices graves ou concordants ou de ces raisons plausibles d’avoir commis une infraction », éléments vérifiables par les magistrats du tribunal correctionnel de Rouen, ne peut qu’être constaté au vu des PV d’auditions joints.

En effet, la lecture du seul PV d’audition joint sur les cinq auditions menées dans le cadre de la garde à vue, ne permet que d’avoir connaissance des déclarations de M. T. sur son identité, ses ressources, sa situation professionnelle, familiale, administrative… strictement aucune question n’étant posée, dans ce seul PV d’audition joint, sur les faits objets de la commission rogatoire.

Force est de constater également que, lors de l’audience, aucun élément supplémentaire n’a pu être apporté relativement à la caractérisation de « ces indices graves ou concordants ou de ces raisons plausibles », puisque, bien au contraire, il n’a pas été contesté que M. T. n’a jamais été convoqué par la magistrat instructeur depuis son placement en garde à vue durant 34 heures en février 2012.

Au vu de ces éléments, il convient de relaxer M. T.»


Article original par Laurent Borredon publié le 01/08/2014

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et huit de ses amis, sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Le juge Thierry Fragnoli et la SDAT ont commencé, un peu tard, à s'occuper de trouver des preuves de ces sabotages. Début 2012, ils tirent leur dernière cartouche.

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et huit de ses amis, sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Le juge Thierry Fragnoli et la SDAT ont commencé, un peu tard, à s'occuper de trouver des preuves de ces sabotages. Ils ont échafaudé des hypothèses. Le premier a jeté l'éponge, en mars 2012.

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