épisode

#4

Une frontière qui ne passe pas

La surveillance et les écoutes téléphoniques d'un «réseau de militants anarcho-autonomes» ont débuté, après que deux d'entre eux, Julien Coupat et Yildune Lévy ont passé clandestinement la frontière américano-canadienne, le 31 janvier 2008.

Il fallait un coup de pouce aux RG, pour vendre leur dossier sur les «anarcho-autonomes» du Limousin. Il vient du Canada. Une «demande de rapprochement» , comme on dit dans le jargon policier. Le 31 janvier 2008, deux Français ont franchi «clandestinement», à pieds, la frontière depuis les Etats-Unis, quelque part dans les forêts qui recouvrent la longue ligne droite qui sépare le Vermont du Québec. Ils avaient confié leurs bagages à un ami en voiture, qu’ils devaient retrouver dans un café de Frelighsburg, une petite ville située à 4 km de la frontière.

L’ami a été intercepté par les douaniers, qui ont fouillé les sacs. Les Français ont ensuite échappé à la gendarmerie royale venue les cueillir à Frelighsburg, en se sauvant par la porte de derrière. Il s’agit de Julien Coupat et de son amie Yildune Lévy. Les Canadiens demandent plus de détails à Paris. Ils se sont déjà tournés vers les Américains, qui leur ont parlé de «contacts avec des cercles anarchistes» à New York. La réponse des autorités américaines à la demande des juges français, quatre ans plus tard, donne une idée des informations à la disposition du FBI. La cible de l’organisme est manifestement H., un chercheur en informatique proche des milieux anarchistes:

«Le 12 janvier 2008 une équipe de vidéosurveillance du FBI New York enregistre H. et d’autres individus non identifiés à (…), New York NY. Le 8 février 2008, l’attaché juridique adjoint reçoit copie d’un rapport de surveillance du 12 janvier 2008 intitulé « Activités des anarchistes extrémistes ». La surveillance a enregistré les déplacements des cibles entre 14h00 et 20h21 heure locale, 12 janvier 2008. Le rapport de surveillance inclut des observations depuis un point mobile. La vidéo a été enregistrée depuis un point fixe.»*

Le FBI a accès au – supposé – détail des conversations, par la grâce d’une «source»:

«Ces individus ainsi que d’autres liés au Network of Worldwide Anarchist (NWA) étaient présents lors de ces réunions et ont discuté de la facilitation de l’effondrement du capitalisme et de la création d’un espace de convergence pour les extrémistes afin de planifier l’agitation sociale. L’objet de la présence internationale à ces réunions était d’établir la confiance dans des actions plus directes et de constituer un groupe assez fort pour « paralyser » une ville métropolitaine dans l’avenir»*

 Personne n’a jamais entendu parler d’un «Network of Worldwide Anarchist (NWA)»… Mais ce sont les éléments dont disposent les Américains, qui précisent utilement:

«Le FBI n’est pas à même d’évaluer la crédibilité de la source de ce renseignement»*

En clair, il ne s’agit pas d’une source traitée par une agence américaine, mais plutôt par un autre service de renseignement. Européen, vu les participants à la réunion. La même source a-t-elle permis aux douaniers canadiens de cibler la bonne voiture, le 31 janvier? Impossible de le savoir.

Allers-retours entre services de renseignement

D’un coup, pendant ces deux mois de février et mars 2008, l’affaire de Tarnac se cristallise, pourrait-on dire, au fil des allers-retours entre les services de renseignement occidentaux. Dans son livre Tarnac, Magasin général (Calmann-Lévy, 2012), David Dufresne décrit parfaitement le processus:

«Une collaboration informelle fut mise en place entre le NYPD, la gendarmerie royale canadienne, la DST, les RG et [la SDAT, sous-direction antiterroriste de la police judiciaire]. Informelle, ça signifie que les flics s’échangent des tuyaux, des photos, des rapports – mais rien qui ne puisse apparaître dans une procédure judiciaire… qui n’est pas encore officiellement ouverte.»

Le contexte de fusion prochaine entre les RG et la direction de la surveillance du territoire (DST, contre-espionnage) joue à plein. Tout le monde se rend bien compte qu’il s’agit avant tout d’une prise de contrôle des RG par la DST de Bernard Squarcini, un proche de Nicolas Sarkozy. Là, soudain, les RG sont le centre du monde.

080306-M-0438D-002<br /> NEW YORK (March 6, 2008) An improvised explosive device blasted the entrance to the U.S. Armed Forces Career Center, a joint-service recruiting station located in Times Square at approximately 3:45 a.m. The blast caused no injuries; however, glass in the office's front door and window was shattered by the explosion, and the door's metal frame was bent. One of the busiest recruiting stations in the nation, the recruiting office is singularly located on a triangular island in the center of the iconic Manhattan intersection and has been the site of periodic anti-war protests. U.S. Marine Corps photo by Cpl. Karim Delgado (Released)

Le 6 mars, une bombe explose sans faire de victimes – il est 3h43 du matin – devant le centre de recrutement de l’armée américaine, à Times Square. Julien Coupat et Yildune Lévy ne sont plus là depuis longtemps, mais les «contacts avec des cercles anarchistes» du couple à New York deviennent un sujet d’intérêt renforcé pour le FBI. La gendarmerie royale canadienne auditionne les deux hommes qui les ont aidés à passer la frontière, la police de Montréal prend en photo le détail du contenu des sacs qui avaient été saisis – y compris les pages des carnets ou les «notes personnelles» à la fin du Guide du Routard.

Le FBI se déplace aussi à Paris pour avoir plus d’éléments. DST, RG, tout le monde se pousse du coude pour assister à la rencontre – soudain, ces «anarcho-autonomes» deviennent franchement intéressants.

Une source à l’intérieur de la mouvance

Il y a enfin les Britanniques, qui prennent attache avec les Français. L’un de leurs services, le NPOIU (National Public Order Intelligence Unit), assure aux RG qu’il a «une source à l’intérieur de la mouvance». Elle est formelle: «La recette de la fabrication d’une bombe a été échangée.» Serait-ce la même source qui a permis au FBI de tout savoir de la réunion de New York?

En tous cas, cette fois, c’est dans la poche. La surveillance du groupe passe au niveau supérieur: écoutes, filatures, etc. Non sans déconvenues…


(*) Réponse du ministère de la justice américain à la commission rogatoire internationale envoyée par les juges français (mars 2012)


Article original par Laurent Borredon publié le 16/06/2014

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#3

Début 2008, les RG ont bâti un dossier pour obtenir écoutes et surveillances contre les «anarcho-autonomes» du Limousin. Mais la hiérarchie renâcle.

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#5

Les écoutes d'un « réseau de militants anarcho-autonomes », installé notamment en Limousin, ont débuté, des échanges d'information avec les services étrangers ont été intenses. Une demande d'ouverture d'enquête préliminaire est envoyée, le 11 avril 2008.

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