épisode

#16

La poursuite infernale

Il est 23h40, le 8 novembre 2008. Julien Coupat et Yildune Lévy dorment dans leur voiture, sur une zone industrielle du Trilport (Seine-et-Marne). Ils sont suivis, selon la SDAT, par une vingtaine de policiers. Soudain, la filature reprend.

Sur l’une des routes du PV104 (Antonin Sabot/LeMonde.fr)

Cela aurait pu être le rêve de tout policier. Un flagrant délit bien propre, un dossier bouclé vite fait bien fait. Cela a été tout le contraire. Le procès-verbal de « transport aux abords de la rue D’Estienne D’Orves à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), surveillance et filature du véhicule immatriculé xxx xx 76 », coté « D104 » dans le dossier judiciaire construit contre Julien Coupat, s’est transformé en cauchemar. Un boulet, qui a forcé les policiers de la Sous-direction anti-terroriste (SDAT) et de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) à se justifier, s’expliquer, se contredire, s’énerver.

Au total, trois versions successives existent : le PV lui-même ; les réponses du chef de groupe, AL, et de son adjoint, BM, qui a signé le procès-verbal, aux demandes du juge d’instruction en février et mars 2010 ; les interrogatoires de tous les policiers présents réalisés entre 2012 et 2013 dans le cadre d’une information judiciaire ouverte à Nanterre pour « faux en écriture publique ». L’étude de la téléphonie, qui permet de déterminer 11 numéros de policiers reliés entre eux et « bornant » autour du lieu du sabotage, ajoute une couche supplémentaire.

C’est la DCRI qui lance la filature.

11 h 10  « Il ne s’agit pas du nommé Julien Coupat »

 « Vu la surveillance opérée le 3 novembre 2008 ayant permis de déterminer qu’un individu non identifiable avait quitté le domicile de Gérard Coupat sis (…) au volant du véhicule de marque Mercedes immatriculé xxx xx 76, régulièrement utilisé par le nommé Julien Coupat lors de ses déplacements, véhicule dont la filature avait permis de déterminer qu’il s’était  engagé à 10 h 30 dans la rue D’Estienne D’Orves, avant d’échapper à la surveillance dans cette rue. A l’heure figurant en tête du présent, sommes avisés par les effectifs de la Direction centrale du renseignement intérieur, restés en surveillance fixe depuis le 3 novembre 2008 à 10 h 30, aux abords de la rue D’Estienne d’Orves à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), que le véhicule immatriculé xxx xx 76 monté par un individu qu’ils n’ont pu apercevoir, vient d’être aperçu à l’angle de cette rue et de l’avenue Paul-Doumer sur cette commune. Dès lors, donnons pour instructions aux effectifs de cette direction de poursuivre la filature de ce véhicule dans l’attente de notre arrivée. »

Ils sont au taquet, les policiers de la SDAT. Quatre jours qu’ils n’ont pas suivi Julien Coupat. Ils n’ont (officiellement) aucune idée de l’endroit où il se trouve. Mais quand leurs collègues de la DCRI repèrent une voiture dont ils n’ont pas pu reconnaître le conducteur, ils se jettent sur la filature. Parce que la dernière surveillance avait « permis de déterminer qu’un individu non identifiable avait quitté le domicile de Gérard Coupat ». Non-identifiable, vraiment? Le procès-verbal du 3 novembre évoque en fait un inconnu, ce qui n’est pas tout à fait la même chose : « Notre collègue chargé de cette surveillance nous informe qu’il n’a pu identifier le conducteur du véhicule mais qu’il ne s’agit pas du nommé Julien Coupat. »* La SDAT rejoint donc la filature d’une voiture dont la DCRI n’a pas pu identifier le conducteur, et qui avait été vue conduite, pour la dernière fois, par une personne qui n’était pas Julien Coupat.

Et ils ont la foi, ils y vont tous. Le chef de groupe, AL, son adjoint, BM, et les trois autres policiers les plus impliqués dans le dossier : le brigadier JMP, SV et le gardien de la paix SH. Première erreur, qui témoigne de la précipitation dans laquelle le PV a été rédigé : le brigadier SV est cité comme « gardien de la paix ». Cela fait donc « six personnels » de la SDAT, explique au juge AL, qui n’est pas très fort en calcul, en 2010, et « un groupe de surveillance » de la DCRI, « soit une vingtaine de fonctionnaires au total. Ceux-ci étaient munis d’une douzaine de véhicules automobiles banalisés, de motos banalisées et de véhicules d’observations »**, poursuit-il, toujours en 2010 (sur le PV, comme d’habitude, aucun détail n’est donné sur la contribution du service de renseignement).

15h20 Le miracle

Quand la SDAT rejoint le dispositif, « le véhicule quitte le boulevard périphérique au niveau de la porte de Pantin ». Entretemps, la DCRI l’a déjà perdu une fois, à midi, vers Châtillon, Montrouge et Malakoff. Mais, par chance, deux heures cinquante plus tard, «le véhicule est observé par le dispositif demeuré en point fixe au niveau de la porte de Châtillon». La DCRI a la foi, elle aussi, pour maintenir un dispositif dans une zone aussi dense après avoir perdu de vue une voiture dont elle ne connaît pas l’occupant. Jusqu’ici, quand Julien Coupat semait les policiers, ils laissaient tomber. Mais la DCRI n’a pas eu tort, elle a été récompensée par un miracle.

La petite troupe rejoint Meaux, par la nationale 3. La Mercedes est à nouveau perdue, puis retrouvée dans la ville.

18h15 « Repérer les éventuels dispositifs de surveillance »

Les choses sérieuses commencent. On approche des confins nord de la Seine-et-Marne, après La Ferté-sous-Jouarre. La nationale 3, l’autoroute A4 et la ligne TGV-Est s’entrecroisent. Les occupants de la voiture sont toujours inconnus, après sept heures de filature, et une vingtaine de fonctionnaires mobilisés:

« Précisons que les impératifs de sécurité inhérents à la filature de ce véhicule, notamment le fait qu’il puisse être conduit par le nommé Julien Coupat dont les surveillances antérieures ont établi qu’il opère régulièrement des manœuvres aux fins de repérer les éventuels dispositifs de surveillance placés à sa suite, ne nous permettent pas de déterminer avec précision le nombre d’occupants du véhicule, ni d’en identifier le ou les occupants. »

Dix minutes plus tard, la filature déraille. Au moins sur le papier. Le conducteur de la voiture joue avec les policiers, qui en perdent manifestement leur sens de l’orientation…

18 h 25 Sens dessus dessous

Tarnac : Les incohérences du PV 104 1/2

 

19 h 10 « A la lumière des faits de sabotage postérieurs »

Pour les policiers, c’est certain, les occupants de la voiture se savent suivis. Ce qui n’empêche pas AL, en 2010, d’assurer qu’ils faisaient quand même des repérages: « Notons que ces nombreux allers-retours, au départ irrationnels, apparaissent, à la lumière des faits de sabotage postérieurs, comme étant manifestement des repérages, le véhicule coupant en effet à neuf reprises et en quatre points d’intersection, la voie ferrée du TGV Est, et la majorité des lieux des demi-tours étant situés à immédiate proximité de cette voie ferrée. »**

Par chance, les policiers repèrent à nouveau la voiture quarante minutes plus tard. Suit alors ce qui est probablement la description la plus incohérente du procès-verbal. « A 19 h 50, un passage sur la route où a été aperçu en dernier le véhicule nous permet de constater que le véhicule est à l’arrêt tous feux éteints dans un chemin partant à gauche à 1500 mètres de l’intersection avec la RD 845. » Comme on l’a vu, la « route où a été aperçu en dernier le véhicule » est difficile à situer. En partant du principe que les policiers ont confondu l’entrée et la sortie de Montreuil-aux-Lions, il s’agit de la D16. Elle croise ensuite, à Dhuisy, la fameuse C15/RD845 dont on a déjà parlé. A 1500 mètres de cette intersection, il y a, effectivement, un petit chemin au milieu des champs. Ça peut coller. Mais ce n’est pas l’option choisie, en 2010, par les policiers, qui situent ce point sur une petite route qui mène à un hameau, Villers-le-Vaste, loin de Dhuisy.

19 h 50 Des routes qui n’existent pas

Tarnac : Les incohérences du PV 104 2/2

La filature reprend quinze minutes plus tard. Côté Mercedes, les mesures de contre-filature ne cessent pas.

20 h 45 «Décidons d’élargir le dispositif de surveillance»

« A 20 h 45, le véhicule est observé entrant dans Dhuisy par la RD23, puis se stationnant brièvement immédiatement à gauche au fond d’une impasse nommée Rue-d’en-Haut sur cette commune. Le véhicule repart alors en sens inverse sur la RD23 et emprunte à nouveau la voie de service sise après le pont de chemin de fer à droite. A 20 h 55, le véhicule redescend la RD23 en direction de Dhuisy, puis tourne à gauche en direction de Germigny-sous-Coulombs. »

 

20 h 55. (Antonin Sabot/LeMonde.fr)

 

Une fois de plus, la surveillance est relâchée : « Eu égard au comportement atypique du véhicule et à l’isolement des lieux, décidons d’élargir le dispositif de surveillance mis en place en nous positionnant aux intersections de cette voie de circulation et des autres axes routiers. »

Puis, dix minutes plus tard, la voiture est à nouveau repérée. Et l’endroit n’est pas anodin: il servira ensuite de point de repère pour le moment le plus crucial de la filature, plusieurs heures plus tard.

21 h 05 « De façon à observer parfaitement les véhicules »

« A 21 h 05, le véhicule est observé stationné entre Germigny-sous-Coulombs et Dhuisy sur la voie de circulation dans laquelle il a été observé le plus récemment, sur le bas-côté de la route, à 800 mètres de l’intersection avec la RD23. »

21 h 05. (Antonin Sabot/LeMonde.fr)

 

L’endroit est en plein milieu des champs. C’est bien là que le situent les policiers en 2010.

« A 21 h 10, le véhicule est observé empruntant la RD81 à Dhuisy en direction de Montreuil-aux-Lions. »

Il s’agit d’une énième erreur : la D81 mène à La Ferté-sous-Jouarre, c’est une autre route, à cette bifurcation, qui permet d’aller à Montreuil.

« Le véhicule s’arrête ensuite à l’intersection de cette route et de la RD401, puis, tous feux allumés, se stationne sur le bas-côté de façon à observer parfaitement les véhicules quittant l’autoroute A4 à la sortie « Montreuil-aux-Lions ». Après quelques minutes, le véhicule s’engage à la suite de deux véhicules venant de la sortie de l’autoroute sur la RD401, puis tourne à droite sur la RN3 en direction de La Ferté-sous-Jouarre. Le véhicule tourne alors à droite et emprunte toujours la RN3 en direction de Meaux, et, roulant à allure normale, traverse successivement les villages de Sammeron et Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux.»

21 h 50 « Identifions formellement »

Quelques minutes plus tard, après dix heures de filature, les policiers découvrent enfin l’identité de leurs cibles. Par chance, il s’agit bien de Julien Coupat.

« A 21 h 50, le véhicule se stationne sur le côté droit de la RN3, sur la commune de Le Trilport, immédiatement après l’intersection de cette voie de circulation et de la rue du Général-de-Gaulle. Constatons alors que deux individus descendent du véhicule : identifions formellement l’homme descendant côté conducteur comme étant le nommé Julien Coupat, porteur d’un sweat-shirt de couleur grise, et la jeune femme descendant côté passager comme étant la nommée Yildune Lévy. Les deux individus descendent du véhicule et traversent la RN3 en direction de la pizzeria à l’enseigne Bella Vita. Ils pénètrent alors dans ce restaurant, dans lequel ils s’attablent »

Puis, avec Yildune Lévy, ils ont une activité louche : ils rangent leur voiture.

« A 22 h 35, constatons que les deux individus sortent du restaurant et se dirigent vers le véhicule. Notons alors que ces deux individus ouvrent les portières et le coffre du véhicule et en sortent différents objets. Notre éloignement ne nous permet pas d’identifier ces objets. Constatons que Julien Coupat opère alors plusieurs allers-retours entre le véhicule et une poubelle publique munie d’un couvercle, sise à l’angle de la RN3 et de la rue du Général De Gaulle, à quelques mètres de l’arrière droit du véhicule. Julien Coupat dépose alors plusieurs objets provenant de l’intérieur du véhicule dans la poubelle. Précisons que durant cette opération, Julien Coupat et Yildune Lévy se tiennent régulièrement et alternativement à l’arrière du véhicule, semblant observer les véhicules passant sur la RN3. »

 23 h 10 « De la buée est visible depuis l’extérieur »

Le jeu du chat et de la souris reprend, jusqu’à épuisement de forces en présence:

« A 23 h 10, le véhicule repart en direction de La Ferté-sous-Jouarre, s’arrête sur le bas-côté sur la commune de Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux, puis repart et opère après la sortie de cette ville un demi-tour. Il repart alors en direction de Meaux. A l’entrée de Le Trilport, le véhicule s’arrête à nouveau sur le côté de la chaussée puis repart. Il opère ensuite un demi-tour, puis s’arrête. (…) A 23 h 40, constatons que le véhicule est stationné sur la commune de Le Trilport, en bordure d’une zone industrielle, sur le côté gauche de la chaussée en direction de Meaux, perpendiculairement à la voie de circulation. Le véhicule est tous feux éteints. De la buée est visible depuis l’extérieur, mais l’obscurité nous empêche de distinguer si le véhicule est vide ou non d’occupants. »

23 h 40 « Étant au service »

Puis, plus rien. Les suivis dorment, et les suiveurs attendent, apparemment. Jusqu’à 3 h 50. Et c’est un problème. Déjà parce qu’un retrait bancaire est effectué à 2 h 44, avec la carte bleue de Yildune Lévy, Place Pigalle, à Paris. A 56 kilomètres du Trilport. Et comme, en général, les cartes bleues ne retirent pas de l’argent toutes seules, on peut envisager que sa propriétaire soit également sur place. Mais les relevés de comptes de Yildune Lévy n’ont été exploités que bien plus tard***. Pas de chance.

Ensuite, le brigadier SV, qui est supposé participer à la filature – celui pour lequel une erreur de grade a été commise –, signe, à 3 h 13, le procès-verbal sur le contrôle d’identité de GH, BR et MG en Moselle, précisant bien « étant au service », c’est-à-dire à Levallois-Perret****. C’est fâcheux.

A 3 h 50, le cortège repart. Selon le procès-verbal. C’est la plus grosse erreur des policiers, la seule qu’ils ont dû reconnaître.


 * « Procès-verbal de surveillance » du 3 novembre 2008, coté D103.

 

** Procès-verbal de réponse au soit-transmis du juge d’instruction du 4 mars 2010.

 

*** Le procès-verbal de « réponse à réquisition judiciaire relative aux comptes bancaires de Yildune Lévy » est daté du 16 novembre 2010, bien après tous les autres mis en cause. Et le lieutenant BM, qui le rédige, ne voit pas – ou ne tient pas compte – de ce retrait gênant, remarqué par la défense lorsque les dernières pièces cotées lui sont communiquées, en 2012.

 

**** « Procès-verbal de renseignements transmis par le peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie de Sarrebourg (Moselle), suite aux contrôles d’identité des nommés : MG, GH, et BR » du 8 novembre 2008, à 3h13, coté D12.


Article original par Laurent Borredon publié le 30/06/2014

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#15

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Au matin du 8 novembre 2008, la France se réveille avec la gueule de bois. Ce premier jour de pont du 11-Novembre, trois lignes TGV ont été visées par des sabotages. Lors d'une filature de Julien Coupat et Yildune Lévy, la Sous-direction antiterroriste n'a rien vu. Mais trois jours plus tard, le coup de filet policier est prêt.

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