épisode

#21

La revendication allemande

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. La Sous-direction antiterroriste ne trouve ni arme, ni explosif. Les gardes à vue ont commencé.

Allemagne – Cologne 20/09/2008

Il s’agit de la dernière audition de Julien Coupat, la dixième. Il est 10 heures, le 14 novembre 2008. Déjà près de 75 heures en garde à vue. Un nouvel élément fait son apparition.

« Nous vous informons que le 10 novembre, le quotidien allemand Berliner Zeitung a été destinataire d’un courrier dactylographié de revendication évoquant de récentes actions commises le week-end du 8 novembre 2008 ayant eu pour objectif de perturber le trafic ferroviaire en France et en Allemagne, sur le parcours emprunté par le train Castor de déchets nucléaires, ainsi que sur plusieurs lignes ferroviaires à grande vitesse, dont la ligne du TGV-Est. Votre déplacement à Baccarat, le 25 octobre 2008, et à Dhuisy, le 7 novembre 2008, deux sites implantés à immédiate proximité de la ligne du TGV-Est ont-ils un lien avec cette revendication ? »

La revendication est arrivée à la Sous-direction antiterroriste (SDAT) le 11 novembre, le jour même des interpellations. Le procès-verbal est signé du patron de la division nationale de répression du terrorisme international (DNRTI) lui-même :

« Disons recevoir de la part de l’officier de liaison français du Service de coopération technique international de la police (SCTIP) en poste en Allemagne et du bureau Interpol de Wiesbaden, des renseignements relatifs au terme desquels il ressort que :

Le 10 novembre 2008, le quotidien allemand Berliner Zeitung a été destinataire d’un courrier dactylographié de revendication posté le 9 novembre 2008 de Hanovre (Allemagne) évoquant de récentes actions ayant eu pour objectif de perturber le trafic ferroviaire en France et en Allemagne.

Le contenu du courrier rédigé en allemand évoque des actions s’inscrivant dans le cadre de la vague de protestations liées au transport de France vers l’Allemagne par le train Castor de déchets nucléaires retraités pendant le week-end du 8 novembre 2008. Ce texte reprend également à son compte une rhétorique anticapitaliste. (…)

Enfin, le courrier est signé « En souvenir de Sébastian » (en référence vraisemblablement au nommé Sébastien Briat mort lors d’un transport Castor en 2004) [voir épisode 14].»*

« Une série d’incendies »

S’agit-il d’une lettre fantaisiste ? Après tout, lors de son envoi le 9 novembre, les sabotages n’étaient un secret pour personne. Et, entre l’Allemagne et la France, les modes opératoires différent profondément. Les cibles aussi : outre-Rhin, le convoi de déchets nucléaires a été nettement visé, en France, il ‘agit de lignes TGV lambda. Même si l’auteur livre une liste assez complète des dégradations, selon la police allemande. Le PV se poursuit :

« Selon le BKA (police judiciaire fédérale allemande), dans la matinée du 8 novembre 2008, une série d’incendies a eu lieu sur des installations de chemin de fer et des installations de signalisation sur tout le territoire allemand. Les incendies auraient été en partie provoqués par des dispositifs explosifs ou incendiaires non conventionnels et des pneus automobiles. Les cibles de ces attaques étaient des chambres de tirage et des boîtiers de manœuvre situés à proximité immédiate des voies. »

Surtout, l’échange d’information avec la police allemande permet de recontextualiser la méthode utilisée en France :

« Toujours selon le BKA, des actions de sabotage par usage de crochets métalliques placés sur les caténaires des voies ferrées ont été perpétrées à plusieurs reprises par le mouvement « antinucléaire » allemand. Plus récemment, une action de ce type a été commise le 12 octobre 2008 sur la commune de Bischofsheim (Allemagne).

De plus, une procédure judiciaire aurait été diligentée en Allemagne en 1999 contre un nommé HB pour des faits de sabotages contre le réseau ferré commis en 1996-1997 à l’aide de crochets métalliques ayant été posés sur les caténaires. Dans le cadre de cette enquête, une perquisition aurait été effectuée chez SG, relation de HB. Or il s’avère que dans le cadre de la notre enquête préliminaire, il a été permis d’apprendre que SG est en relation avec Julien Coupat.»

C’est un coup de chance pour la SDAT, qui peut faire le lien entre Coupat et la revendication, plutôt que d’envisager que les deux hypothèses soient contradictoires. SG est la militante allemande qui avait été ciblée, en même temps que Julien Coupat, par Mark Kennedy, l’espion anglais (voir l’épisode 7).

« Pensez-vous que ce lien ne devient pas évident ? »

Si l’on résume le raisonnement, cela donne : une revendication allemande non authentifiée liée au mouvement antinucléaire arrive à Berlin => elle vise des sabotages en France (crochets) et en Allemagne (incendies) une nuit de passage d’un convoi de déchets => d’ailleurs, en Allemagne, on connaît bien la méthode des crochets, utilisée une douzaine d’années auparavant => une procédure judiciaire avait été ouverte contre un homme => dans le cadre de cette procédure, une perquisition a eu lieu chez une connaissance de cet homme => cette connaissance est aussi une connaissance de Julien Coupat => Julien Coupat est lié à la revendication. Le patron de la DNRTI écrit au conditionnel, car il n’a pas tous les éléments**. Mais, en garde à vue, ça se tente, et le lieutenant BM franchit même une étape supplémentaire :

Question : Comprenez-vous que l’on puisse légitimement penser que ces deux déplacements [du 26 octobre, à Baccarat, et du 7 au 8 novembre, en Seine-et-Marne] sont en lien direct avec cette revendication, notamment eu égard à votre haut degré d’implication dans la mouvance anarcho-autonome ?

Réponse : Je refuse de répondre.

Question : Pensez-vous que ce lien ne devient pas évident lorsque l’on constate que le courrier de revendication dont nous venons de vous parler est signé « En souvenir de Sebastian », en référence vraisemblablement à Sebastian Briat, décédé lors d’un transport du train Castor en 2004 ? Et que parallèlement, il ait été découvert en la présence de la mère de votre enfant, Gabrielle H., un ouvrage en langue allemande intitulé « Der Castor Kommt », rédigé par un groupuscule anarcho-autonome allemand ?

Réponse : Je refuse de répondre.

« Pourquoi se placer en position d’empêcheur de se réunir pour l’extrême-droite ? »

Le problème, c’est que la lettre a été envoyée d’Hanovre (Allemagne). Par qui ? Quel est le lien avec Tarnac ? Elsa H., l’une des Rouennaises, pourrait bien faire l’affaire.

Un autre gardé à vue a dit aux policiers qu’ils avaient tous les deux participé à un rassemblement à Cologne, en septembre, pour protester contre un grand « congrès contre l’islamisation » rassemblant des centaines de militants d’extrême droite. Il a dit ça en passant, lors de la première audition, en répondant à la question traditionnelle sur ses voyages à l’étranger.

Sur le coup, les policiers n’ont pas forcément percuté, mais ils se sont renseignés sur cet événement, qui était passé sous leurs radars. Ils découvrent que la contre-manifestation a réuni des militants de la gauche traditionnelle et des Black Blocks. Elle a donné lieu à des violences, et après des affrontements avec l’extrême droite, le congrès anti-islam a été interdit.

Tout cela dépasse un peu le policier qui interroge Elsa H., d’ailleurs : « Mais pourquoi se placer en position d’empêcheur de se réunir pour l’extrême-droite à Cologne ? »

« On n’a filé aucun message, aucune adresse »

Surtout, Cologne est en Allemagne. Comme Hanovre et Berlin. Elsa H. est-elle le chaînon manquant entre Tarnac et la revendication allemande ? Elle est interrogée :

Question : Avez-vous des contacts avec les membres de la mouvance anarcho-autonome allemande ?

Réponse : Non. On n’est pas resté en contact avec les gens qu’on a connus là-bas.

Question : Un ouvrage en langue allemande, rédigé par un comité anarcho-autonome allemand et désignant clairement le rail comme cible prioritaire de ses membres, a été saisi au cours de la perquisition d’un domicile à Tarnac dans le cadre de la présente enquête. Vous avez reconnu appartenir à la mouvance anarchiste. Vous vous êtes rendue à Tarnac à plusieurs reprises, avez pris part à la manifestation violente de Vichy avec des membres de la communauté autonome y résidant. Vous vous êtes également rendue en Allemagne trois semaines avant les faits de sabotage du réseau ferré français en vue de participer à une manifestation du Black Block en compagnie d’anarcho-autonomes allemands dont le combat contre le nucléaire est chose publique. Avez-vous fait le lien entre activistes français et allemands ?

Réponse : Non, on n’a filé aucun message, aucune adresse.

Le raisonnement est don c: un livre anarcho-autonome en allemand qui désigne les voies ferrées comme cible est découvert à Tarnac => Elsa H. est déjà allée à Tarnac et elle est anarcho-autonome => Elsa H. était en Allemagne trois semaines avant les sabotages de voies ferrées en France (en fait, 20 septembre-8 novembre, cela fait sept semaines) => en Allemagne, elle a côtoyé les Black Blocks dans une manifestation contre l’extrême droite => mais les Black Blocks n’aiment pas trop le nucléaire non plus => Elsa H. a joué les courroies de transmission entre anarcho-autonomes français et antinucléaires allemands.

Au-delà du retour de l’investigation en mode « marabout-bout de ficelle » (voir épisode 9), c’est surtout l’absence totale d’éléments matériels qui ressort de l’audition. Les sabotages en Allemagne, la présence de deux des suspects à la manifestation de Cologne, ils découvrent tout au fur et à mesure. Que les policiers improvisent au fil des déclarations des uns et des autres, c’est un peu le principe d’une garde à vue multiple. Mais, ici, faute de faits concrets, ils sont contraints à ne faire que ça.

La revendication berlinoise arrive comme un cheveu sur une soupe mal moulinée. Comment aurait-il pu en être autrement, vu la précipitation du coup de filet ?


* Le texte intégral de la revendication:

« Parce que nous en avons assez:

– que les élus fassent semblant de s’intéresser au climat mondial, de telle sorte qu’ils puissent continuer à disposer de la licence à imprimer de l’argent – c’est-à-dire de continuer à exploiter les centrales nucléaires ;

– que les responsables de l’industrie et de l’administration utilisent le mot sécurité des déchets nucléaires bien que l’industrie nucléaire présente des dangers pour la vie dont les conséquences sont incalculables pour les générations à venir ;

– qu’on prétende que le dépôt final de Gorleben apporterait plusieurs milliers d’années de sécurité pour le dépôt des déchets nucléaires, bien qu’au dépôt définitif d’essai « Asse » celui-ci est menacé de s’effondrer après seulement 40 ans et que les déchets nucléaires y étant stockés menacent de contaminer la nappe phréatique ;

– que l’Etat allemand mette à disposition en quelques jours 500 milliards à des citoyens afin de sauver le capitalisme, alors qu’il n’ y a pas d’ action pour remédier à la faim aiguë dans le monde ;

– que les lois du marché et les intérêts nationaux de l’Etat décident de l’endroit où règne la pauvreté, le surplus, où les individus meurent et vivent, où on fait bombance et où on a faim.

C’est parce que nous en avons assez que dans la rosée du matin nous avons reporté notre colère sur les tronçons de transport des déchets nucléaires. C’est par des incendies criminels et des griffes à pinces que cette nuit nous avons agi sur les tronçons ferroviaires : Paris-Strasbourg, Paris-Lille, Paris-Rhône-Alpes, Paris-Bourgogne, Ludwigshafen-Mayence, Kassel-Bassin de la Ruhr, Bassin de la Ruhr-Hanovre, Brême-Hambourg et plusieurs autres tronçons dans la région de Berlin comme un signe de notre résistance.

Par la présente, nous prions les voyageurs dans les trains de faire preuve de compréhension par rapport à l’envergure du foutage de gueule continuel au niveau politique, l’abêtissement, la contamination et la misère.

En souvenir de Sébastian. »

 

** La procédure contre HB a été close sans poursuite par le parquet fédéral allemand en décembre 2002, ainsi que l’expliquera en 2009 le magistrat de liaison français en Allemagne au juge d’instruction de l’affaire de Tarnac :

« La décision de classement sans suite du parquet général s’appuie sur les arguments suivants :

Bien qu’il ait la conviction que les individus précités ont dû jouer un rôle dans la préparation et/ou la conduite des attaques, il constate cependant il n’a pu être établi qu’ils ont personnellement perpétré ces attaques, ou que HB avait bien passé la communication établie sur l’un des lieux des attaques avec le portable qu’il avait loué.

De même, le fait que ces personnes aient influencé, poussé ou dirigé les personnes qui ont perpétré personnellement ces attaques, n’avait pu être établi également.

Dès lors l’infraction d’association de malfaiteurs en matière terroriste ne pouvait pas être caractérisée à leur encontre. »


Article original par Laurent Borredon publié le 05/07/2014

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. La Sous-direction antiterroriste ne trouve ni arme, ni explosif. Les gardes à vue viennent de commencer, quand un événement imprévu vient les troubler.

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. La SDAT ne trouve ni arme ni explosif. Les gardes à vue se déroulent dans un climat tendu, quand un mystérieux témoin sous X se déclare. En attendant, un rituel bien particulier doit être respecté.

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