épisode

#46

Le retrait oublié

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et huit de ses amis, sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Le juge Thierry Fragnoli et la SDAT ont commencé, un peu tard, à s'occuper de trouver des preuves de ces sabotages. Ils ont échafaudé des hypothèses. Le premier a jeté l'éponge, en mars 2012, laissant la place à Jeanne Duyé.

C’est une suite de contretemps fâcheux. Dès le 23 décembre 2008, la SDAT a envoyé une réquisition au directeur du fichier informatisé des comptes bancaires et assimilés (FICOBA), pour qu’il  envoie LE PLUS RAPIDEMENT POSSIBLE (c’est écrit comme ça dans la réquisition) les références des comptes des personnes impliquées dans le dossier. Les policiers tapent large: 40 personnes sont concernées. Le jour même, les réponses arrivent. Pour Yildune Lévy, le FICOBA assure: « Il n’y a pas de réponse à votre demande. »

C’est la seule mise en examen dans cette situation, et presque la seule sur les 40 requêtes également. L’une des principales mises en cause n’aurait donc pas de compte en banque. On sait désormais que le liquide est « le mode de paiement privilégié par les membres de la mouvance anarcho-autonome » (voir épisode 41), mais ça n’en reste pas moins surprenant pour une étudiante de 25 ans.  Les policiers poursuivent néanmoins, en examinant les comptes de tous, sauf ceux de Yildune Lévy.

Le temps commence sérieusement à se dilater dans le dossier Tarnac

Le 16 novembre 2010, deux ans après les faits, le lieutenant BM de la SDAT se réveille, et renvoie une demande. Cette fois-ci, la réponse est positive: les services du FICOBA n’ont mis que « Lévy » dans leur requête informatique, et pas le nom composé complet de la jeune femme (qui porte également le nom de sa mère). Courant, épargne, livret jeunes… elle est titulaire de six comptes. Immédiatement, le policier envoie des réquisitions aux banques, qui répondent tout aussi vite. Au soir du 18 novembre 2010, BM a tous les relevés de Yildune Lévy, pour la période du 10 octobre 2008 au 12 novembre 2008.

Près de huit mois plus tard, le lieutenant BM est devenu capitaine, et il se réveille à nouveau, pour réaliser un procès-verbal d’«exploitation des opérations intervenues sur les comptes bancaires de Julien Coupat et Yildune Lévy antérieurement au 7 novembre 2008 ». Nous sommes le 7 juillet 2011, et le temps commence sérieusement à se dilater dans le dossier Tarnac.

Pourquoi s’arrêter au 7 novembre? Le but est désormais de savoir si l’un ou l’autre a « opéré des retraits d’espèces le 7 novembre 2008 ou dans les jours précédents, ou [a] réalisé des paiements le 7 novembre 2008 à Châtillon ou dans ses alentours ». Le procès-verbal est lié à une tentative de crédibiliser l’hypothèse des tubes (voir épisode 41). En vain, aucun retrait près du Bricorama, tout juste le policier remarque « particulièrement que le 6 novembre 2008 à 11h42 est opéré un retrait d’espèces pour un montant de 80 euros ». Il conclut pour la jeune femme: « Précisons enfin qu’aucune opération n’est relevée le 7 novembre 2008 sur les différents comptes bancaires de Yildune Lévy. »

Un retrait d’un montant de 40 euros, le 8 novembre 2008, à 2h44, à Pigalle

Apparemment, la suite ne l’intéresse pas. Il reste pourtant un paiement par carte et un retrait, qui sont, en date de valeur, au 12 novembre 2008, c’est à dire alors que Yildune Lévy est en garde à vue. Il s’agit de deux opérations effectuées durant le week-end de pont – le 11 novembre tombe un mardi cette année-là -, et qui n’ont été débitée que le mercredi 12. Le paiement, c’est un restaurant japonais, le dimanche 10.

Le retrait, lui, est plus ennuyeux pour les policiers et les magistrats: d’un montant de 40 euros, il a eu lieu le 8 novembre 2008, à 2h44, à Pigalle. C’est à dire à une heure où selon le PV de filature D104, signé par le même BM, le couple dort dans sa voiture au Trilport (Seine-et-Marne) (voir épisode 16 et 17). Mais le désormais capitaine BM est un peu tête en l’air: il ne voit pas ce retrait sur le relevé bancaire, ou, en tous cas, il ne le mentionne pas dans son procès-verbal.

Le retrait dort donc encore quelques mois dans le dossier. Fin 2011, le procès-verbal atterrit sur le bureau du juge Fragnoli (ce délai-là n’est pas anormal en soi, les PV arrivent toujours par vague). Il faut encore un peu de temps pour qu’il soit transmis aux parties. Le 22 octobre 2012, Me Jérémie Assous envoie à la juge une énième demande d’acte sur la D104, dans laquelle il lève ce nouveau lièvre.

Thèse du retrait par une tierce personne

Le mardi 23 octobre 2012, une curieuse course de vitesse s’engage dans la presse. L’information va être révélée par Le Canard enchaîné le mercredi 24, sous le titre « L’incroyable bavure du dossier Tarnac ». Mais l’hebdomadaire est traditionnellement distribué dans les rédactions en fin d’après-midi, dès le mardi. Le site Web du Nouvel Observateur double alors Le Canard, dès 16 heures, sous le titre « Tarnac : la dernière cartouche de Julien Coupat ». La thèse du retrait par une tierce personne fait son apparition*.

« Cet ultime rebondissement ne semble pas empêcher pas les enquêteurs de dormir », conclut l’article du NouvelObs.com. On est rassuré. Par contre, il aurait peut-être pu les pousser à travailler… Mais non : aucune exploitation ou vérification de ce retrait-surprise n’a jamais été effectuée à ce jour.


*A l’époque, une source proche du dossier s’en explique ainsi à l’auteur de ce blog:

« L’utilisation de cette CB nous a laissé « dubitatifs »… En effet, alors que la garde à vue débute le matin du 11 novembre 2008, soit moins de 72 heures après ce retrait, ni Julien Coupat ni Yildune Lévy n’en parlent au cours de leurs quatre jours de garde à vue, pas plus qu’en quatre ans d’instruction. Mieux encore, lorsque leur était donné connaissance en interrogatoires des PV de surveillance avec les heures mentionnés dans ces PV, aucune contestation sur les heures et les lieux. Les seuls points de chute de Julien Coupat et Yildune Lévy à Paris sont dans les 11e et 20e arrondissement, donc si ils ont réellement retiré de l’argent dans un DAB à Pigalle, ce n’était pas pour retourner se coucher tout de suite mais peut-être pour aller boire un pot par exemple, il est donc inconcevable qu’ils ne s’en souviennent pas moins de trois jours après, n’en parlent pas et qu’ils ne l’évoquent même pas à demi-mots. Les enquêteurs n’ont donc jamais cru que c’était Lévy qui avait utilisé sa CB à cette heure là et à cet endroit là.

Dès lors différentes hypothèses sont possibles :

1/ elle avait prêté sa CB et passé le code à quelqu’un qui ignorait ce que Lévy faisait à ce moment-là.

2/ elle avait prêté sa CB et passé le code à quelqu’un pour se préconstituer un alibi « au cas où » ; mais ayant eu connaissance dès son interpellation du 11 novembre que les policiers les avaient suivi toute la nuit, elle ne pouvait plus faire état de cet alibi préparé à l’avance qui aurait pour le coup paru « accusateur ». »

Ce à quoi les mis en examen répondent, sur le site soutien11novembre.org

« Pourquoi Yildune Lévy ne s’est pas servi de ce retrait d’argent pour démonter la version policière dès le premier jour de garde à vue ?

Il faut tout d’abord savoir que :

– La police n’a jamais posé une seule question sur les heures auxquelles Julien et Yildune se sont déplacés. Ce que l’on peut comprendre aux vues du nombre d’invraisemblances dont le PV est truffé. C’est d’ailleurs cela qui explique que SELON LEUR PROPRES DÉCLARATIONS : à aucun moment les policiers ne voient quoi que ce soit de ce qu’ils accusent les inculpés d’avoir fait.

– Tout aussi étrangement, les 4, 8 ou 20 policiers qui les suivaient (La police ne semble toujours pas d’accord sur la composition de leurs effectifs ce soir-là) n’ont manifestement pas daigné maintenir la filature après leur réveil et départ effectif de Seine-et-Marne. De ce fait le procès-verbal de filature s’arrête de toute façon, même en tant que faux, au moment où la voiture arrive à Paris. La police n’avait donc aucun intérêt à les interroger sur une partie de la nuit sur laquelle ils n’avaient aucune information, même prétendue.

– Lors de cette garde à vue, la quasi-totalité des questions portaient sur l’engagement politique d’Yildune, ses lectures, ses amitiés, ses idées. Parmi les quelques questions qui portaient sur les sabotages, la seule chose que tentèrent les enquêteurs fut de lui faire avouer qu’elle avait poser des crochets sur des caténaires et d’avoir été à proximité des voies. Ce qu’elle a farouchement nié. Pendant 96 heures.

Il faudrait donc reformuler la question que pose la SDAT et que reprend certains journalistes :

Pourquoi Yildune Lévy, au bout de 96 heures de garde à vue et neuf passages devant des médecins, n’a-t-elle pas imaginé que la police avait menti sur les horaires de filature dans le PV auquel elle n’a eu accès que des mois plus tard ? ou Pourquoi n’a-t-elle pas imaginé que ce retrait d’argent parfaitement anodin à son retour à Paris pourrait invalider un mensonge policier dont elle n’a à ce moment pas connaissance ?

Quelle tête de linotte !

On pourrait ensuite se poser légitimement la question : pourquoi ne s’en est-elle pas souvenue plus tard ?

Bizarrement, alors que les relevés de compte de dizaines de personnes ont été demandés par le magistrat dès la fin des gardes à vue, celui Yildune et seulement le sien, n’apparaîtra dans le dossier qu’en juin 2012. Soit trois ans et demi plus tard.

Pour la défense, il a toujours été question de démontrer que ces sabotages n’avaient pas été possibles et que toute l’instruction n’était qu’une manœuvre politique. Ce n’est qu’au bout d’un an et demi qu’en travaillant sur le dossier techniquement, que nous nous sommes aperçus des dizaines de contradictions présentes dans ce PV de filature. Nous les avons exposées et démontrées, devant le juge comme devant la presse. Et pendant tout ce temps, alors que la police avait parfaitement connaissance de ce retrait d’argent, bizarrement, le document devait traîner dans un tiroir, attendant son heure.

La défense s’est donc attelé à démontrer que TOUT ce qui était écrit dans le PV de filature était incohérent, fantaisiste, matériellement impossible et donc faux. Elle n’a malheureusement pas pensé à contester ce qui n’était ni dans le PV ni dans le dossier.

C’est vrai, un an et demi après la nuit du 7 novembre 2008, Yildune Lévy aurait pu se souvenir qu’elle avait tiré 40 euros à 2h50 du matin et non à 4 heures. Quelle tête de linotte !

La vérité c’est certainement qu’elle ne s’en est souvenu que lorsque l’extrait de compte fut joint au dossier, et qu’elle put le lire. Bizarrement, l’analyse des mouvements sur ce compte par la SDAT prétendait qu’il n’y avait rien pouvant l’incriminer, c’est à dire rien d’intéressant pour l’enquête. Heureusement que nous avons pensé à le regarder en détail, 3 ans et demi plus tard. Car aucun juge ni aucun policier n’a jugé bon de s’interroger sur cette pièce qui invalidait toute leur enquête.

C’est donc un drôle de moment dans cette instruction où, après avoir dû démontrer que toutes les allégations de la police étaient fausses, il nous faut maintenant démontrer que la seule preuve matérielle de tout le dossier est vraie ! En somme, il nous faut tout faire.

Si cet extrait de compte avait révélé un retrait de liquide à côté des voies ou à côté d’on ne sait quel magasin de bricolage où personne ne l’a vu, cela aurait été annoncé comme LA PREUVE de sa culpabilité. Elle aurait alors pu dire qu’elle avait prêté sa carte mais on imagine bien que la police l’aurait accusé de mentir. Ironie d’une instruction purement à charge et prête à tordre le cou à la réalité comme au bon sens pour couvrir les mensonges de la police anti-terroriste.

Oui, on peut prêter une CB. Tout comme on peut être policier et raconter n’importe quoi. »


Article original par Laurent Borredon publié le 04/08/2014

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et huit de ses amis, sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Le juge Thierry Fragnoli et la SDAT ont commencé, un peu tard, à s'occuper de trouver des preuves de ces sabotages. Ils ont échafaudé des hypothèses. Le premier a jeté l'éponge, en mars 2012.

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et huit de ses amis, sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Pendant cinq ans et demi, la SDAT a mené l'enquête, d'abord sous l'autorité du juge Thierry Fragnoli puis de Jeanne Duyé.

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