épisode

#29

L’incroyable erreur

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Une nouvelle phase débute, sous l'égide de trois juges d'instruction.

C’est une erreur, une de plus, mais pas la moindre de l’affaire de Tarnac. Elle est reproduite, des arrêts de la cour d’appel aux commissions rogatoires internationales, sur des dizaines de cotes du dossier. Depuis le 10 novembre 2008, la section antiterroriste du parquet de Paris, la SDAT, le juge d’instruction prétendent enquêter sur un sabotage à «Frénoy-la-Rivière», dans l’Oise. Il y a bien un Fresnoy-la-Rivière dans le département. Mais le petit village de 600 habitants, situé à 8 km au nord de Crépy-en-Valois, n’est pas traversé par la ligne du TGV Nord, pas plus que par une autre ligne de TGV,  ou même une simple ligne de train. Personne, jamais, ne s’en est rendu compte. Jusqu’à aujourd’hui.

Dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, trois lignes de TGV (Nord, Est, Sud-Est) ont été visées par quatre sabotages (deux dans l’Oise, un en Seine-et-Marne, et un dans l’Yonne). Les 8 et 9 novembre 2008, les gendarmes enquêtent. Puis, le 10 novembre, la section antiterroriste du parquet de Paris informe les parquets locaux qu’elle se saisit des faits (c’est un privilège lié à sa compétence nationale pour le terrorisme). Elle cosaisit immédiatement deux services d’enquête: les policiers de la SDAT et les gendarmes (qui vont très vite être purement et simplement éjectés du dossier).

«Dégradations constatées le 8 novembre 2008 à Frénoy-la-Rivière (Oise)»

Il faut aller vite. Au point qu’une erreur sur le lieu d’un des sabotages est commise par le parquet de Paris le 10 novembre dans sa notification de saisine au parquet de Senlis:

«Le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Paris

à Monsieur le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Senlis

Objet: Saisine de la Section antiterroriste du Parquet de Paris.

Dégradations de la ligne ferroviaire à grande vitesse Nord, constatées le 8 novembre 2008 à Montagny-Sainte-Félicité et à Frénoy-la-Rivière (Oise).

Faits pouvant s’analyser en destructions, dégradations graves de biens d’utilité publique, commises en réunion et en relation avec une entreprise terroriste.

Ainsi qu’il en a été convenu lors de notre entretien téléphonique de ce jour, j’ai l’honneur de vous confirmer que la Section antiterroriste du Parquet de Paris s’est saisie, en application des dispositions de l’article 706-17 du Code de procédure pénale, de l’enquête de flagrance suite aux faits visés en objet et susceptibles de constituer un acte de terrorisme au sens des articles 421-1 et suivants du Code pénal et 706-16 et suivants du Code de procédure pénale.»

Jusqu’ici, ce sabotage-là était situé à Rully, à 12 km plein ouest de Crépy. Mais il est vrai qu’il peut s’être produit à la frontière entre deux communes (c’est le cas de celui de Seine-et-Marne, à la limite entre Dhuisy, Coulombs et Germigny). Sauf que ces deux communes-là ne se touchent pas, elles sont séparées d’une vingtaine de kilomètres.

Dans la foulée, le parquet de Paris saisit la SDAT et la DGGN en reproduisant l’erreur:

«Le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Paris

à Monsieur le Contrôleur Général Sous-Directeur chargé de la lutte antiterroriste Direction Centrale de la Police Judiciaire

Objet : Saisine de la Section antiterroriste du Parquet de Paris

Dégradations sur des lignes ferroviaires à grande vitesse constatées le 8 novembre 2008:

– à Pasilly (Yonne) (TGV Sud-Est),

– à Montagny-Sainte-Félicité (Oise) (TGV Nord),

– à Coulombs-en-Valois (Seine-et-Marne) (TGV Est),

– à Frénoy-la-Rivière (Oise) (TGV Nord),

et le 26 octobre 2008 à Vigny (Moselle) (TGV Est).

Faits pouvant s’analyser en destructions, dégradations graves de biens d’utilité publique, commises en réunion et en relation avec une entreprise terroriste.

J’ai l’honneur de vous confirmer que la Section antiterroriste du Parquet de Paris s’est saisie des faits visés en objet.

Je saisis votre Service conjointement avec la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale.»

«Une montée en puissance dans les comportements délinquantiels»

Quatre jours plus tard, Julien Coupat est interrogé, lors de la deuxième salve d’auditions, menées conjointement par les policiers et les gendarmes exclusivement sur les sabotages (14 novembre, midi, 78e heure de garde à vue):

Question : Le 8 novembre 2008 a été constaté à Pasilly (Yonne) une dégradation commise à l’encontre de la voie SNCF, passant au niveau de cette commune. Il a été constaté que le grillage permettant l’accès au site SNCF à cet endroit a été découpé, et qu’un fer usiné a été dépose sur le caténaire de la ligne, provoquant au passage d’un train des dégradations sur ce caténaire et le pantographe de la motrice du train. Qu’avez-vous à déclarer quant à ces dégradations ?

Réponse : Je refuse de répondre.

Question : Ce même jour était constaté des dégradations commises également à l’encontre des voies SNCF de la ligne à grande vitesse du TGV Nord sur les communes de Montagny-Sainte-Félicité et de Frénoy-la-Rivière (Oise), entraînant le même type de dégradations. Qu’avez-vous à déclarer ?

Réponse : Je refuse de répondre.

Par la suite, l’erreur est reproduite grâce au copier-coller judiciaire. Ainsi dans la réponse à une requête en incompétence, le procureur de la République écrit, le 22 avril 2009:

«De surcroît, et surtout, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, il était constaté, ce qui démontrait une montée en puissance dans les comportements délinquantiels, de graves dégradations sur des lignes TGV commises de façon concomitante et selon un mode opératoire strictement similaire sur les communes de Pasilly (Yonne), Montagny-Sainte-Félicité (Oise), Coulombs-en-Valois (Seine-et-Marne), Frénoy-la-Rivière (Oise). Ces faits pouvaient aussi être rapprochés de dégradations commises à Vigny (Moselle) selon le même mode opératoire, dans la nuit des 26 au 27 octobre 2008. Ces actions, manifestement coordonnées, étaient à l’origine de graves perturbations dans la circulation des trains pendant le week-end du 8 et 9 novembre 2008 et étaient la source d’un émoi certain dans la population.»

«Deux fers à béton (…) ont été fixés à Montagny-Sainte-Félicité et à Fresnoy-la-Rivière»

D’où vient l’erreur? Elle est antérieure à son apparition dans le dossier judiciaire. Le Parisien du 9 novembre 2008:

«Deux fers à béton (…) ont été fixés sur la caténaire de la ligne à grande vitesse Nord, à Montagny-Sainte-Félicité et à Fresnoy-la-Rivière, dans l’Oise.»

Le Journal du dimanche du même jour:

«Quatre tiges métalliques (…) ont en effet été retrouvées hier à Pasilly (Yonne) vers 6 heures sur la LGV Sud-Est, à Fresnoy-la-Rivière et Montagny-Sainte-Félicité (Oise).»

La première grosse dépêche AFP du 8 novembre, elle, mentionne simplement «Fresnoy»:

«Une quarantaine de TGV, Thalys et Eurostar retardés par des « avaries »

La circulation des TGV, des Thalys et des Eurostar, empruntant la ligne Paris-Lille dans les deux sens, a été détournée samedi matin sur la voie classique à la suite de deux avaries, ce qui devrait entraîner des retards d’une heure en moyenne, a indiqué la SNCF.

Une quarantaine de TGV, Thalys et Eurostar, empruntant la ligne Paris-Lille dans les deux sens, ont subi samedi d’importants retards à la suite de deux actes de malveillance au nord-est de la capitale puis de la découverte d’un corps sur une voie, a indiqué la SNCF.

A Paris, gare de Lyon, c’était la cohue avec des milliers de personnes en attente sur les quais, tandis qu’un TGV transportant 350 personnes restait immobilisé en fin de matinée en pleine voie.

Les trains ont dû être détournés sur voie classique en raison notamment de deux « actes de malveillance » dans le sens Lille-Paris, entre Longueil et Fresnoy, selon la SNCF.

« Un fer à béton a été fixé sur la caténaire de la LGV (ligne grande vitesse) Nord », a expliqué l’entreprise, selon laquelle l’enquête a montré qu’il en avait été de même pour la deuxième avarie.»

Problème, des Fresnoy, il y en a trois dans l’Oise (sans compter Boissy-Fresnoy et Grandfresnoy): Fresnoy-en-Thelle, Fresnoy-la-Rivière et Fresnoy-le-Luat. Audition d’un responsable maintenance SNCF de la ligne TGV-Nord par les gendarmes, le 8 novembre, à 15h05:

Question : D’autres incidents se sont-ils produits sur cette ligne ?

Réponse : Oui, dans le même temps, un train balai qui faisait la liaison Paris-Calais a connu le même problème, vers le Point kilométrique 40.000 sur la commune de Fresnoy. Le même objet a été posé sur la caténaire.

Question : Des dégâts ont ils occasionné sur les trains TGV ?

Réponse: Oui, le pantographe du train de l’incident de Fresnoy a été arraché.

Le dimanche, un autre responsable explique, à 16h30:

«Je savais qu’il s’agissait d’un affaissement caténaire, car c’est un mécanicien du train concerné par l’affaissement a pu le constater. (…) Après ces informations nous avons décidé d’envoyer la rame stationné à la gare de Fresnoy (60) en marche à vue pour vérification caténaires entre le PK 40 et le PK 45 pour savoir s’il s’agissait d’une avarie plus sérieuse.»

Ce que le responsable appelle la «gare» de Fresnoy est en fait le Poste tout Relais à Commande Informatique (PRCI) 14, situé au point kilométrique 39. Sur la commune de Fresnoy-le-Luat, limitrophe de Rully. Et pas du tout Fresnoy-la-Rivière.

 

Précipitation du 10 novembre

Dans la précipitation du 10 novembre,  le parquet de Paris n’a donc même pas vérifié le lieu de commission des faits dont il se saisissait. Il a fait comme les journalistes du Parisien ou du JDD qui ont bouclé leurs papiers dans l’urgence de la soirée du 8 novembre: il a regardé vite fait sur une carte ou dans un annuaire des communes, sans même vérifier qu’une ligne de train passait par là. Ou, pire, il a recopié les dits journaux…

Et pour s’en apercevoir, il aurait fallu que l’enquête sur les sabotages se poursuive sérieusement après les mises en examen.

En terme de procédure, l’erreur a peu de conséquence : ce sabotage n’est pas explicitement cité dans les motifs de mise en examen. En terme de crédibilité de l’enquête, en revanche…


Article original par Laurent Borredon publié le 15/07/2014

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