épisode

#31

L’instruction qui vient

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Une nouvelle phase débute, sous l'égide de trois juges d'instruction.

Ils ne se quittent pas. Entre mi-novembre 2008 et le 28 mai 2009, le temps de la détention provisoire de Julien Coupat, le juge Thierry Fragnoli l’entend pas moins de cinq fois. Des interrogatoires souvent tendus, des dialogues à la limite de l’absurde, le duo qui se met en place va structurer l’instruction qui vient.

– Je refuserai également de répondre à toutes questions concernant mes idées politiques.
– Avisons M. Coupat qu’il ne lui est en aucun cas reproché un « délit d’opinion »

12 décembre 2008. Julien Coupat est extrait pour la première fois de la prison de la Santé. Dans le cabinet du juge, il accepte enfin de répondre aux questions. Le magistrat en arrive aux faits.

Question : Lors de votre interpellation, vous dormiez dans une chambre du premier étage du (…) à Tarnac. S’agit-il de votre résidence habituelle lorsque vous vous trouvez à Tarnac et quels autres lieux fréquentez-vous en Corrèze ?

Réponse : C’est un des endroits où je dors quand je suis à Tarnac. En préalable je souhaiterais vous dire deux choses. La première, c’est que je ne répondrai pas aux questions concernant des gens que je pourrais connaître parce que je ne veux pas que le simple fait de me connaître puisse être lié à une entreprise terroriste. Par ailleurs, je refuserai également de répondre à toutes questions concernant mes idées politiques. La chambre de l’appartement dans lequel j’ai été interpellé est l’endroit où je dors le plus souvent. C’est à la fois un appartement et une bibliothèque.

Le juge précise immédiatement:

«Avisons M. Coupat que jusqu’à présent, aucun des sujets dont il fait état n’a été abordé dans cet interrogatoire et que par ailleurs, il ne lui est en aucun cas reproché un « délit d’opinion ».»

– Que pensez-vous de cette approche très « politique » de l’amitié ?
– Comme je vous le disais, l’instruction antiterroriste est un lieu peu propice à la discussion d’idées

Pour autant, il faut bien avouer que les idées politiques intéressent beaucoup le juge Fragnoli. Le magistrat n’a pas le choix: s’il n’y a pas un minimum de cadre idéologique, il n’y a pas de terrorisme… 13 février 2009, troisième interrogatoire:

Question : Dans L’Insurrection qui vient, il est mentionné: « Ne pas reculer devant ce que toute amitié amène de politique. On nous fait une idée neutre de l’amitié, comme pure affection sans conséquence. Mais toute affinité est affinité dans une commune vérité. Toute rencontre est rencontre dans une commune affirmation, fût-ce celle de la destruction » (p.86) Que pensez-vous de cette approche très « politique » de l’amitié ?

Réponse : Comme je vous le disais, l’instruction antiterroriste est un lieu peu propice à la discussion d’idées.

Question : Poursuivant à l’extrême dans le même sens, pensez-vous que le combat politique puisse parfois avoir une valeur supérieure à la vie humaine et justifier l’atteinte à celle-ci ?

Réponse : Ça fait partie, dans la formulation, du caractère délirant de la déposition du témoin 42 tendant à me faire passer pour une espèce de Charles Manson de la politique [voir épisode 24].

Question : En quoi cela vous empêche-t-il de répondre à la question posée ?

Réponse : Je vous demande trois quatre minutes pour réfléchir, c’est une question importante. Je pense que c’est une erreur métaphysique de croire qu’une justification puisse avoir le même poids qu’une vie d’homme.

– Ce thème du cadavre qu’on enterre et des odeurs est beaucoup moins récurrent. Qu’avez-vous à en dire ?
– Quand vous parlez de mort, forcément, il y a un cadavre. La métaphore est assez automatique

27 mai 2009. Cinquième interrogatoire. Le lendemain, Julien Coupat va être remis en liberté. Le juge s’interroge sur la proximité entre des notes retrouvées par la gendarmerie canadienne dans ses affaires et L’Insurrection qui vient:

Question : Curieusement, un thème similaire à celui de la mort de la civilisation et à sa mise en terre est développé dans L’insurrection qui vient: « Nous avons un cadavre sur le dos, mais on ne s ‘en débarrasse pas comme ça. Il n’y a rien à attendre de la fin de la civilisation, de sa mort clinique. Telle quelle, elle ne peut intéresser que les historiens. C’est un fait, il faut en faire une décision. Les faits sont escamotables, la décision est politique. Décider la mort de la civilisation, prendre en main comment cela arrive: seule la décision nous délestera du cadavre. » (P.79-80). Que pensez-vous de cette concordance, et de cette similitude symbolique, dans cet écrit de votre main et cet ouvrage ?

Réponse : Il me semble qu’il y a des différences subtiles entre les deux mais le thème de la mort de la civilisation est un lieu commun de pans entiers de la culture, qu’il s’agisse des avant-gardes artistiques ou toutes sortes de mouvements philosophiques depuis les années 20, plus précisément depuis la parution du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler. La curiosité qui est à noter, c’est que la doctrine de la guerre révolutionnaire dans laquelle l’antiterrorisme plonge ses racines s’est justement jurée de sauver une civilisation qu’elle percevait elle même comme décadente.

Question : Cependant, la similitude intéressante entre ces deux formules n’est pas seulement celle relative à la mort de la civilisation, qui comme vous l’avez dit est un thème récurrent, mais dans la disparition du cadavre de celle-ci, et surtout de son enfouissement afin finalement d’éviter les odeurs de décomposition. Ce thème du cadavre qu’on enterre et des odeurs est beaucoup moins récurrent. Qu’avez-vous à en dire ?

Réponse : Quand vous parlez de mort, forcément, il y a un cadavre. La métaphore est assez automatique.

«Téléchargeons et éditons cet ouvrage»

Entretemps, il y a eu un moment de bascule de l’instruction. Le 31 décembre 2008, avant d’aller fêter la nouvelle année, le juge procède lui-même à un acte d’investigation majeur:

«Le 31 décembre 2008, Nous, Thierry Fragnoli, vice-président chargé de l’instruction au tribunal de grande instance de Paris, étant en notre cabinet, assisté de SF greffier, Attendu qu’il y a lieu de joindre au présent dossier l’ouvrage intitulé L’insurrection qui vient dont il est fait mention par extraits en cote D15 du dossier [voir épisode 18];

– Constatons que cet ouvrage est en consultation et en téléchargement libre sur le site de l’éditeur « La Fabrique »

– Téléchargeons et éditons cet ouvrage

JOIGNONS AU PRESENT DOSSIER CE DOCUMENT UTILE A LA MANIFESTATION DE LA VERITE

Fait à Paris, le 31 décembre 2008.

Le vice-président chargé de l’instruction»

Suivent soixante-cinq pages imprimées. Tout un livre dans un dossier d’instruction, c’est inédit.

– On pourrait presque penser que votre but serait de constituer une espèce d’ « Internationale anarchiste »
– La notion d’Internationale anarchiste est une contradiction dans les termes et en l’espèce une aberration

Mais le dossier s’est également construit sur l’hypothèse d’«une structure clandestine anarcho-autonome entretenant des relations conspiratives avec des militants de la même idéologie implantés à l’étranger» (voir épisode 6). On en vient donc aux voyages:

Question : Sans remettre en cause le droit pour quiconque de manifester pacifiquement, au vu des éléments du dossier, et de vos nombreux déplacements et contacts dans divers pays du monde, on pourrait presque penser que votre but serait de constituer une espèce d’ « Internationale anarchiste » coordonnant des actions violentes en divers points du monde, afin de procéder à des déstabilisations violentes de réunions officielles internationales, de nature à en intimider les participants et les populations des villes dans lesquelles elles se tiennent. Qu’en pensez-vous ?

Réponse : En effet, je suis un enfant d’une société globalisée. En effet, je voyage. En effet je manifeste. En effet j’ai quelques idées politiques qui ne s’accordent pas avec un monde qui lui même commence à faire une sérieuse autocritique sous prétexte de crises écologique, financière, etc. La notion d’Internationale anarchiste est une contradiction dans les termes et en l’espèce une aberration et il me semble que l’intimidation des populations dans le cadre des réunions internationales est exclusivement le fait des forces militaires délirantes qui sont mises en oeuvre à ces occasions et à l’inverse, le cas d’Heiligendamm est intéressant, où l’on voit des stratégies de blocages essentiellement pacifiques qui parviennent à assiéger une zone rouge complètement militarisée. Je revendique le droit des militants à se rencontrer et à discuter et à manifester au même titre que ceux qui se réunissent à ce moment là dans ces sommets.

– N’y avait-il pas d’autres moyens plus simples d’échapper à ces surveillances (…) comme par exemple  (…) se perdre dans une foule sur un trottoir de Paris ?
– Ce que vous dites relève d’un niveau d’intimité assez faible. Par ailleurs, je ne sache pas que le fait de marcher dans Paris fasse qu’on cesse de nous suivre maniaquement

Mais l’essentiel, ça reste la nuit en Seine-et-Marne. Cette filature inaboutie, pour le moins. Ce sabotage théoriquement sous les yeux des policiers, qui n’ont rien vu (voir épisode 17). 12 décembre 2008, premier interrogatoire:

Question : Où vous êtes vous rendu lors de ce déplacement nocturne et qui a décidé de ce lieu ?

Réponse : On a pris la N3, ensuite on s’est enfoncés dans la campagne pour voir si nous étions suivis et nous n’avons eu aucun répit puisque où que nous allions, 30 secondes après s’être arrêtés, même dans les endroits les plus reculés, il y avait des voitures qui surgissaient. Je ne sais pas si il faut que je vous donne les plaques…

Question : N’y avait-il pas d’autres moyens plus simples d’échapper à ces surveillances que vous dites avoir repérées, comme par exemple et tout simplement se perdre dans une foule sur un trottoir de Paris ?

Réponse : Ce que vous dites relève d’un niveau d’intimité assez faible. Par ailleurs, je ne sache pas que le fait de marcher dans Paris fasse qu’on cesse de nous suivre maniaquement. Dans les derniers mois, c’était devenu le lieu du sentiment obsidional, c’est à dire le fait de se sentir assiégé en permanence.

Question : Comment expliquez-vous que le lieu où vous avez été localisés dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 avec Yildune Lévy ait été précisément l’endroit où une action visant à bloquer le trafic de la ligne TGV a été commis ?

Réponse : J’aurais une prescience ? Je n’en sais pas plus qu’un autre.

Question : Comment expliquez-vous que lors de la nuit du 25 au 26 octobre 2008, un acte similaire à celui qui sera commis sur la ligne TGV à l’endroit où vous vous trouviez dans la nuit du 7 au 8 novembre, avait également été réalisé à 70 kilomètres du domicile des parents de Gabrielle H., où vous vous trouviez également ce week-end là ?

Réponse : Je n’ai pas plus d’explications.

Question : Un courrier revendiquant des actions commises en Allemagne contre des trains, reçu le 10 novembre 2008 par un quotidien allemand, évoque également les actions commises contre la ligne du TGV-Est. On peut donc penser que plusieurs groupes ayant des liens entre eux et ayant les mêmes objectifs sont à l’origine de ces actions visant à interrompre le trafic de certaines voies de chemins de fer. Qu’en pensez-vous ?

Réponse : Il faut demander ça à ceux qui l’ont revendiqué, que voulez-vous que j’en pense ?

– Donc si je vous suis, vous avez fait l’amour avec votre amie Yildune de 4h05 à 4h20 ?
– Ça doit être cela

13 février 2009. Troisième interrogatoire. Le juge s’intéresse aux objets jetés par le couple dans une poubelle du Trilport, avant la nuit, et ramassés par les policiers à 5 heures du matin.

Question : Pourquoi aviez-vous ces objets dans le véhicule dans lequel vous circuliez avec Yildune Lévy ?

Réponse : Les policiers ont manifestement fait une sélection opportune des différents déchets et objets que nous avons jetés dans cette poubelle. Le matin du 7 novembre, avant d’aller chercher la Mercedes, nous sommes passés avec mon père à la boutique SNCF de Rueil-Malmaison où il a acheté avec sa carte bleue un ticket Paris- Bugeat, ce qu’on peut vérifier, qui est la gare la plus proche de Tarnac, pour le mardi suivant, 14h36 correspondant à l’heure d’arrivée de ce train à Bugeat le mardi suivant. En attendant dans cette boutique, j’ai pris un exemplaire d’un grand nombre d’horaires, d’une manière mécanique, sans but précis, et pas seulement ces trois-là. Je ne saurai pas vous dire les autres documents, il n’y avait pas seulement des horaires de TGV, également des horaires Paris-Limoges par exemple. J’observe que les policiers n’ont gardé que ces trois là curieusement. Quant à l’emballage de lampe frontale, ce n’est qu’un de ces déchets qui traînait dans la voiture et par ailleurs, vous l’aurez noté, tout le monde au Goutailloux disposait de lampes frontales, parfois plusieurs, qui est un objet courant. Par exemple pour lire une carte dans une voiture sans allumer le plafonnier, c’est beaucoup plus utile ou pour tout autre usage en hiver où la nuit tombe tôt.

Question : Pourquoi aller jeter ces objets à cet endroit-là et à ce moment-là ?

Réponse : Parce que nous nous apprêtions à dormir dans la voiture et qu’il fallait faire de la place. L’un des intérêts de cette Mercedes, qui est un véhicule ancien, c’est que les sièges avants se rabattent quasiment à l’horizontale et offrent un couchage presque satisfaisant.

Question : Vous vous étiez perdus, sinon pourquoi passer deux fois au même endroit ?

Réponse : Ce soir là, j’ai dû m’arrêter quelque chose comme une dizaine de fois, faire autant sinon plus de demi-tours. Dès que nous nous sommes engagés sur les petites routes, on s’est senti suivi, ce qui ne correspondait pas à des technique de contre filature très élaborées mais juste au fait de s’arrêter au milieu de nul part et de voir ce qui vient. Ce soir là, à chaque fois que nous nous arrêtions dans les endroits les plus reculés, il y avait une voiture à la conduite suspecte qui surgissait dans les minutes qui suivaient. A partir de là, même si c’est effectivement un sentiment assez oppressant, il y a quasiment un caractère de jeu à s’arrêter et à voir venir les voitures en reconnaissance. Je me souviens même d’un Citroën rouge immatriculée 92 à la conduite particulièrement grossière. Avant d’aller à la pizzeria, nous étions arrêtés dans le routier devant lequel nous avons dormi et nous avons demandé à la dame si elle avait des places et si elle faisait encore à manger. Elle nous a dit qu’ils étaient complets et que le prix des chambres était de 45 euros la nuit, ce qui nous convenait. Ce routier se trouve sur la nationale qui traverse Trilport, à la fin du bourg sur la droite, dans la commune où j’ai jeté les objets dans la poubelle. Nous avons pris d’autres informations, les autres hôtels était de l’ordre de 65 à 70 euros, ce qui était trop cher pour nous. Dans ces conditions, nous avons décidé de dormir dans la voiture devant le routier et nous avons été réveillés par le froid. Nous avons eu envie de faire l’amour et nous sommes allés dans un des endroits reculés à l’écart de tout en pleine campagne, où nous étions passés auparavant.

Question : Par ailleurs, concernant le véhicule Citroën rouge, avouez que comme véhicule pour exercer une filature, on fait mieux. Qu’en pensez-vous ?

Réponse : On a eu envie de faire l’amour, on a fait l’amour. Concernant la Citroën, le rouge n’est pas une couleur discrète, c’est peut être pour ça que j’ai repéré ce véhicule

Question : A 4h20 le véhicule démarre et s’éloigne, fait à nouveau une halte au pied d’un pont de la Marne à Trilport, puis repart en direction de Paris vers 5 heures. Vous avez une explication ?

Réponse : La nuit fait que je ne peux pas vous dire l’endroit où j’étais exactement, ce que je peux vous dire, c’est que c’était un endroit à l’écart où nous étions suffisamment tranquilles pour faire l’amour et où il n’y avait aucune chance que quiconque passe et nous importune. Au niveau de l’arrêt dont vous parlez au pied d’un pont, je n’en ai pas le souvenir, nous nous sommes arrêtés un nombre important de fois.

Question : Donc si je vous suis, vous avez fait l’amour avec votre amie Yildune de 4h05 à 4h20 dans le véhicule stationné à l’entrée d’une voie de service de la RD 23 à Dhuisy quelques mètres avant le pont de chemin de fer. Est-ce que c’est bien cela?

Réponse : Ça doit être cela.

«Ça doit être cela», est-ce un oui, un non, un signe de lassitude? La réponse sera plus tard opposée à Julien Coupat.

– Pourquoi avez-vous continué à y circuler, à y tourner en rond et finalement à y dormir inconfortablement (…) alors que nous sommes début novembre sous un climat peu propice aux ballades nocturnes en forêt ?
– Onze heure du soir n’est, à mon sens, pas une bonne heure pour trouver un hôtel, c’est trop tard

Mais, trois mois plus tard, l’épisode continue à chiffonner le juge Fragnoli, qui ne lâche pas. 15 mai 2009, quatrième interrogatoire.

Question: En d’autres termes : si vous n’aviez rien d’autre à faire dans ce coin reculé de Seine-et-Marne, pourquoi avez-vous continué à y circuler, à y tourner en rond et finalement à y dormir inconfortablement dans la voiture aux abords immédiats d’une voie ferrée du TGV, comme si vous ne vouliez pas vous éloigner de cet endroit pourtant désert où vous n’avez aucune connaissance, ni aucun point de chute, et alors que nous sommes début novembre sous un climat peu propice aux ballades nocturnes en forêt ?

Réponse : Onze heure du soir n’est, à mon sens, pas une bonne heure pour trouver un hôtel, c’est trop tard et se condamner à tourner pendant des heures et des heures d’hôtel en hôtel et de déception en déception. Notre idée était plutôt de partir dans des zones de campagne et trouver un hôtel Formule 1 à Clichy par exemple, ça n’était pas dans nos intentions. Je n’ai pas le sentiment qu’on ait tourné dans le secteur puisqu’après avoir fait le ménage dans la voiture, on a stationné à 300 mètres de là.

Question : Ce véhicule, que vous dites avoir aperçu, mais dont vous ne parlez curieusement pour a première fois que lors de votre interrogatoire du 13 février 2009, était selon vos dires une « Citroën rouge immatriculée 92 à la conduite particulièrement grossière » (D899/9). J’ignore si c’est avec sincérité, par provocation, par confusion ou par un savant dosage des trois, que vous avez fait cette déclaration, mais toujours est-il que le seul véhicule de la procédure qui corresponde à ce signalement est curieusement celui dans lequel se trouvaient précisément vos amis H., G. et R., la même nuit à environ 350 km de là en Moselle, mais à 40 km seulement du domicile des parents de H. (véhicule Citroën Xsara rouge immatriculé (…) contrôlé par les gendarmes) – D648 -. J’ignorais pour ma part qu’il y avait autant de Citroën rouges immatriculées en 92 circulant dans les endroits les plus improbables des campagnes françaises durant les nuits d’automne. Avez-vous une explication sur la totale absence de déclarations de Yildune Lévy, sur ce providentiel véhicule que vous auriez aperçu alors qu’elle se trouvait avec vous ?

Réponse : Tout d’abord, Yildune a dormi pendant une bonne partie du temps du trajet,donc elle n’a pas suivi toutes mes manœuvres. J’ai mentionné ce véhicule mais des véhicules venant en reconnaissance lorsque je m’arrêtais ou à la conduite suspecte, des véhicules stationnés sur le bord de la route, j’en ai vu beaucoup.

Après plusieurs minutes de réflexion, M. Coupat déclare : Je ne saurais dire si le rapprochement que vous opérez entre ma déclaration au sujet du véhicule de filature de la police et le véhicule [de H., G. et R.] relève de l’humour ou du simple paralogisme policier.

– Pourquoi faire passer les bagages sans vous, sinon pour la crainte d’un lien qui aurait été nécessairement fait entre vous et leurs contenus en cas d’arrestation ?
– Je voudrais vous voir marcher dans les bois avec 40 ou 50 kilos de bagages par personne

Deuxième acte suspect, le passage de frontière entre le Canada et les Etats-Unis, en janvier 2008 (voir épisode 4). Le couple Coupat-Lévy rentre de New York pour Montréal. Quelque part dans le Vermont, ils traversent clandestinement la limite entre les deux pays, pendant qu’une connaissance, B., fait passer leurs bagages en voiture. B. est contrôlé par les douaniers canadiens, qui saisissent le contenu des sacs.

Question : Ce passage clandestin de frontière n’a rien de gravissime en soi, j’en conviens, en revanche il est intéressant à plus d’un titre par rapport aux faits du présent dossier. Pour quelle(s) raison(s) monter un tel stratagème, et prendre autant de risques -étant entendu que je n’imagine pas que ce soit seulement pour refuser un fichage et le passage d’une frontière où votre nom serait enregistré – et donc anonyme de fait car noyé dans la masse de centaines de milliers d’autres noms ? Et, à supposer tout de même que l’unique raison soit ce refus de fichage, comme vous l’expliquiez le 11 février dernier (D897/3), pourquoi faire passer les bagages sans vous, sinon pour la crainte d’un lien qui aurait été nécessairement fait entre vous et leurs contenus en cas d’arrestation ?

Réponse : Je voudrais vous voir marcher dans les bois avec 40 ou 50 kilos de bagages par personne.

Question : Pourtant, avant que B. ne récupère vos bagages le 31 janvier 2008 avec sa voiture de location, vous avez bien, vous même et Yildune Lévy, pris en charge seuls vos bagages, et ce depuis votre arrivée sur le territoire canadien. Avez-vous une explication ?

Réponse : Figurez-vous que nous n’avons pas rejoint New York à pieds. Par ailleurs, j’ai acheté un certain nombre de livres au cours de ce voyage qui ont alourdi mes bagages. C’était trop lourd et il n’y avait pas que des livres, il y avait également des choses volumineuses comme par exemple 10 exemplaires d’une forme révolutionnaire d’éponge qui n’existait pas à ma connaissance à cette époque là en France. C’est une éponge dotée d’un manche creux et d’un bouton qui actionne un clapet et qui libère du produit vaisselle dans l’éponge, si bien qu’on peut faire la vaisselle sans se mouiller les mains. Il y avait pleins d’autres choses : des paires de gants, des paires de jeans, pleins de paires d’habits achetés sur place.

Question : Toujours issu de ces documents en votre possession fin janvier 2008, je vous représente la cote D1048/37 représentant le dessin d’une bâtisse ayant pour enseigne « Magasin général de Tarnac » et où vous avez noté -manifestement de votre main par une simple comparaison de la cote D880 :

-Gants 25.000 W (Raph)

-Scotch

-pince

-Barbour-Caban

– tubes + ficelles

– essai

-2ème paire de gants

-frontale

-livres

-acétone dégraissant-graissant

On pourrait légitimement imaginer que cette liste fait allusion aux éléments utiles à l’accrochage de pièces en fers à béton sur les lignes de TGV qui, ainsi que le précise un technicien, sont à 25.000 volts, gants, frontale (qu’on imagine être une lampe sans doute du même genre que celle dont vous disposiez la nuit du 7 au 8 novembre 2008), acétone, tubes et ficelles pouvant tout à fait être utiles à l’accrochage de tels crochets (D1088). Peut-être n’est-ce là encore de ma part que « construction intellectuelle et scénario cohérent », mais avez-vous une explication qui soit plus « cohérente » et surtout plus convaincante encore ?

Réponse : Il s’agit typiquement d’une liste de courses, comme on en fait à chaque fois que l’un ou l’autre va dans une grande ville, soit à Limoges, soit à Paris. Je ne sais ni de quand elle date, ni à qui étaient destinés chacun des éléments, si c’était pour les travaux de l’épicerie, pour ceux du Goutailloux ou autres choses. Je n’ai aucun souvenir de cette liste. On va collectivement faire les courses, donc rien n’est moins sûr que cette liste, tout en étant de ma main, corresponde à des éléments que je me serais chargé de rapporter.

– Ne croyez vous pas qu’il faut parfois se méfier de ce que disent certains médias?
– Certaines ficelles sont si grossières que même la falsification journalistique n’empêche plus de les déceler

Au fond, en dehors de la réunion à New York (voir épisode 4), les policiers savent bien peu de choses du voyage du couple en Amérique du Nord. Le juge y revient, le 27 mai 2009. Cinquième interrogatoire:

Question : Quel a été votre parcours entre votre arrivée à Montréal, votre passage à New York, et votre retour à Montréal pour votre départ ?

Réponse : En vertu des spécificités de l’antiterrorisme américain, je ne souhaite pas répondre à cette question. D’ailleurs, pas plus tard que la semaine dernière, l’antiterrorisme américain d’Obama s’est illustré par un nouvel exploit en matière de fabrication de crime en arrivant à éradiquer une pseudo cellule islamiste à New York constituée par l’antiterrorisme américain lui même le matin du discours d’Obama sur sa politique de lutte contre le terrorisme. [lire ici l’article du Guardian sur ce dossier]

Question : Que savez vous de la réalité de ce dossier alors que vous êtes en prison à 7000 kilomètres de là ?

Réponse : C’est déjà dans tous les médias.

Question : Ne croyez vous pas qu’il faut parfois se méfier de ce que disent certains médias ?

Réponse : Certaines ficelles sont si grossières que même la falsification journalistique n’empêche plus de les déceler.

Question : Si votre seule source d’information est précisément ce que vous appelez la falsification journalistique, comment précisément pouvez-vous déterminer d’une part qu’il s’agit de falsification et quelles autres sources d’informations avez vous pu avoir dans ce dossier ?

Réponse : Je déclare forfait.

Nous aussi, pour aujourd’hui.


Article original par Laurent Borredon publié le 17/07/2014

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Une nouvelle phase débute, sous l'égide de trois juges d'instruction.

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Dans les médias, la bataille commence.

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