épisode

#33

Des médias sous haute tension

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Les trois juges d'instruction interrogent les mis en examen.

Le retournement d’opinion est aussi spectaculaire que la médiatisation a été fulgurante. Au lendemain des interpellations, le 12 novembre 2008 au matin, la presse titre soulagée sur « L’arrestation éclair du commando anti-TGV » (Le Parisien), le « Raid à grande vitesse contre les pirates du rail » (Libération), puis le 13 novembre, sur « Les étonnantes découvertes des enquêteurs » (Le Parisien). Les hebdomadaires ont rattrapé le train en marche, mais ils sont réactifs: Le Point évoque « La longue traque des saboteurs du rail », un « récit d’une enquête minutieuse » (13 novembre). Dans son édition du 12 novembre (celle à la fameuse manchette « L’ultragauche déraille »), Libération n’hésite à pas donner des leçons d’activisme, sous le titre « Myopie ». En clair, Coupat et ses amis se trouvent responsables des dérives de Nicolas Sarkozy, en plus d’avoir posé les crochets:

« On voit mal quelle cause aura avancé après ces actions contre cet instrument de transport pour des millions de Français, et outil de travail pour des milliers de cheminots. (…) Faut-il pour autant agiter le danger d’un renouveau terroriste en France, comme le font les briefings et communiqués triomphalistes du président et de ses ministres? (…) Que les auteurs des sabotages n’aient pas anticipé l’exploitation de leurs actions par Nicolas Sarkozy montre tout autant leur myopie politique. »

« Nous ne sommes pas des terroristes »

Le 14 novembre, première inflexion, dans Libé, toujours: « SNCF, des indices, pas de traces ». Mais la conférence de presse du procureur de la République à Paris, Jean-Claude Marin, fait son effet dans les médias:

Puis les comités de soutien se mettent en place, appuyés sur les parents et les avocats. Le 2 décembre, Gabrielle H., Manon G. et Benjamin R. sont libérés. Pas Julien Coupat et Yildune Lévy. Le contrôle judiciaire est strict. Des déplacements limités, une interdiction de se rendre à Tarnac, y compris pour Benjamin R., le gérant du Magasin général. Le 9 décembre, grosse contre-attaque dans Libération. Derrière la manchette « Nous ne sommes pas des terroristes », Benjamin R. livre le récit de son interpellation, de sa garde à vue, de son incarcération. Puis conclut:

« Nous n’avons pas du tout de perspective sur comment ça va se terminer, ni quand, ni combien de temps ça va prendre. C’est sûr que l’objectif est là : faire sortir les autres et faire tomber la qualification de terroriste. Car ça soulève plein de questions. C’est une volonté depuis le début des comités de soutien de travailler sur ce plan-là : qu’est-ce que c’est que l’antiterrorisme et comment il entre en scène ? »

« Des perches métalliques de 2 mètres »

Une course à l’échalote qui ne cessera jamais vraiment débute alors: à chaque attaque contre le dossier, une révélation à charge. Le 22 novembre 2008, Le Figaro magazine affirme que « des perches métalliques de 2 mètres » ont été découvertes chez « l’une des jeunes femmes interpellées » et qu’elles sont « susceptibles d’avoir servi à hisser les crochets » (autant dire que hisser un crochet métallique sur une caténaire avec une perche métallique, c’est la mort assurée, même avec des gants), le 11 janvier 2009, c’est la « piste des incendies d’ANPE » (voir épisode 24) qui sort du bois, début mai 2009, alors que la libération de Julien Coupat va être débattue pour la énième fois, c’est le contenu du sac saisi au Canada qui est publié.

Un jeu classique, peut-être. Si nous en parlons ici (alors que l’objectif de ce blog est de rester concentré sur les éléments judiciaires reprochés aux mis en examen), c’est que la lutte médiatique s’invite souvent dans le dossier. Il y a les interviews du père de Julien Coupat, pas toujours sous contrôle, qui sont immédiatement cotée. La découverte d’un carnet à Tarnac par un journaliste, qui donne lieu à un article dans le JDD, puis à une nouvelle perquisition, le 27 novembre.

« La loyauté et l’honnêteté intellectuelle de l’ensemble des fonctionnaires de la police judiciaire »

French Junior Minister for Territorial Reform Andre Vallini speaks to the press during a session of questions to the government at the French Senate on July 17, 2014 in Paris . AFP PHOTO / BERTRAND GUAY

Plus originale encore est la joute à distance entre André Vallini et le juge Thierry Fragnoli. Inédite même: à peine deux mois et demi après l’ouverture d’une information judiciaire, un juge d’instruction répond publiquement aux critiques sur son enquête. Dans une tribune publiée dans Le Monde du 28 janvier 2009, le magistrat s’irrite:

« André Vallini, député et ancien président de la commission parlementaire d’enquête sur « l’affaire d’Outreau » s’est inquiété de la façon dont est conduite l’instruction dans le dossier dit de Tarnac. « Les leçons d’Outreau semblent décidément ne pas avoir été retenues par la justice française », a-t-il déclaré à plusieurs reprises. Selon lui, le maintien en détention d’un mis en examen de ce dossier montre que : « Le principe de notre procédure pénale, qui veut que la liberté soit la règle et la détention l’exception, est violé chaque jour et la présomption d’innocence est aujourd’hui plus que jamais bafouée dans notre pays. Alors que l’affaire a commencé depuis plus de trois mois, il semblerait que les services de police aient de plus en plus de mal à établir les charges qui pourraient être retenues contre Julien Coupat et Yildune Lévy », jugeait-il, par exemple, dans un article publié par le site du Nouvel observateur le 17 janvier. (…) Sans évoquer ce dossier sur le fond, il apparaît que doivent être précisés un certain nombre de points, afin de mettre un terme aux inquiétudes de M. Vallini, qui sont trop graves, dans leur formulation, pour les laisser croire justifiées, qu’il s’agisse de la solitude du juge, de son inexpérience présumée, de la détention provisoire ou encore de l’impartialité de l’enquête. »

Dans ce texte, une petite phrase lourde de sens aujourd’hui, alors qu’on connaît tous les ratés de l’enquête, dès ses prémisses:

« J’ai pour ma part, en tant que directeur d’enquête, une entière confiance dans la compétence, ainsi que dans la loyauté et l’honnêteté intellectuelle de l’ensemble des fonctionnaires de la police judiciaire et des militaires de la gendarmerie nationale. »

Le juge conclut:

« La plupart des magistrats ont été fortement, et durablement, marqués par les débats de la commission présidée par M. Vallini, dont l’un des enseignements, que chacun devrait faire sien, est qu’il faut toujours prendre du recul en se gardant de hurler avec les loups… et qu’il me soit permis d’ajouter : quelles que soient la couleur de leur pelage et la tonalité de leurs hurlements. »

« Devant l’érosion des droits de la défense dans les affaires de terrorisme »

Deux jours plus tard, au même endroit, le député répond, « surpris par le ton inutilement polémique » du magistrat:

« Devant l’érosion des droits de la défense dans les affaires de terrorisme (réel ou supposé), érosion qui pour être légale n’en est pas moins dangereuse pour les droits fondamentaux, l’avocat que j’ai été comme le citoyen que je demeure s’estiment en droit comme en devoir d’exercer la vigilance qui s’impose. Enfin, je maintiens, sans qu’il s’agisse à mes yeux d’un « propos péremptoire », que tous les magistrats, y compris ceux du pôle antiterroriste, doivent toujours avoir à l’esprit le principe cardinal de notre procédure pénale qu’est la présomption d’innocence. Un principe qui implique que la liberté doit être la règle et la détention provisoire l’exception. »

Cinq ans et demi ont passé depuis. La gauche est revenue au pouvoir. Elle en est déjà à sa deuxième loi antiterroriste. M. Vallini est au gouvernement.


Article original par Laurent Borredon publié le 19/07/2014

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Dans les médias, la bataille commence.

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. En février 2009, tous ont été relâchés, sauf Julien Coupat.

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