épisode

#15

La nuit des sabotages (petits crochets chez les gendarmes)

Durant la nuit du 7 au 8 novembre, plusieurs lignes de TGV ont été visées par des sabotages. Le 8 novembre au matin, la SNCF est sur les dents, et les gendarmes enquêtent. Ils ont découvert qu’une mystérieuse équipe de policiers était présente sur les lieux d’un des sabotages.

La route qui mène au site du sabotage, en limite de Coulombs-en-Valois et Dhuisy, en Seine-et-Marne. (Antonin Sabot/LeMonde.fr)

À la SNCF, on les appelle les TGV «balais». Ils passent à l’aube, pour vérifier qu’il n’y a rien d’anormal sur les voies. Ce 8 novembre 2008 au matin, ils vont être servis. Cela commence à 5h45, sur la ligne Nord, voie 1. Le conducteur du TGV balai 810205 qui rallie Paris à Lille signale au PC de sécurité «l’arrachement de son archet vers le km 45». L’archet est la pièce qui est au contact de la caténaire. Elle est située en haut du pantographe, le bras articulé qui permet de capter le courant sur les caténaires. Le TGV s’immobilise en gare de Haute-Picardie.

À 6h15, c’est au tour de la ligne Sud-Est. Sur la voie 2, le TGV balai 810970 est contraint de passer sur son pantographe de secours au km 154. A 6h25, le 6992 change également de pantographe. A 6h30, une visite est préconisée. Entre-temps, à 6h47, le 6996 «avise qu’il a vu une pièce pendante sur la caténaire au km 145, voie 2». La circulation est interrompue.

À 6h30, le TGV-Nord est touché une seconde fois, sur la voie 2: le 5104 signale l’arrachement de la caténaire au niveau du km 28. La circulation est totalement interrompue.

«Une pièce usinée se trouvait sur le fil de contact»

Sur la ligne Est, le conducteur du TGV balai parti de Paris à 4h40 a bien signalé une anomalie, vers 5h15, mais rien de dramatique, il est passé au pantographe de secours, puis il a rejoint Strasbourg, à 8h20. Là, les agents de maintenance ont remarqué que son pantographe avait embarqué un pendule (l’ensemble de petits câbles qui relient la caténaire à l’alimentation électrique, à chaque poteau). Deux agents sont envoyés sur le lieu de l’incident. Quand ils arrivent, à 11h46, un Paris-Strasbourg est en train de passer au PK (point kilométrique) 45, en bordure des communes de Coulombs-en-Valois et Dhuisy (Seine-et-Marne):

«Là nous avons vu des flashs au niveau de la caténaire avec des bruits caractéristiques. Nous nous sommes rendus compte que des pendules manquaient sur la voie 1 (…) Nous avons été faire une reconnaissance de 200 mètres de chaque côté du lieu du sabotage que nous avions découvert pour connaître l’étendue des dégâts. C’est à ce moment-là que nous avons vu qu’une pièce usinée se trouvait sur le fil de contact et que c’était elle qui avait provoqué les dégâts en arrachant les pendules. Nous pensons d’ailleurs que c’est le train-balai qui en passant entre 4 h 30  et 5 heures a enclenché la dégradation par le système mis en place par les saboteurs.»*

Sur le réseau, dans les gares, c’est la panique. Ce samedi matin est le premier jour d’un grand week-end de pont du 11 novembre.

Le 20 heures, 11 novembre 2008 entre 3’50’ ‘ et 5’40’ ‘

«Un crochet en tout point identique»

À Rully et Montagny-Sainte-Félicité (Oise), Pasilly (Yonne), et Coulombs-en-Valois/Dhuisy (Seine-et-Marne), les brigades de gendarmerie sont saisies. Pour le sabotage de Seine-et-Marne, la section de recherche de Paris prend la direction des opérations. Le rapprochement avec le sabotage du 26 octobre en Moselle (épisode 12) est fait: «Des différents faits constatés, il s’avère qu’un crochet en tout point identique a été utilisé : fer à béton de confection artisanale en U, surmonté de 2 crochets.»

À chaque fois, le sabotage a eu lieu en pleine campagne, personne n’a rien vu, rien entendu. En Seine-et-Marne, quelques maisons se trouvent tout de même à 500 mètres du lieu de pose du crochet. Mais les gendarmes n’ont pas plus de succès que leurs collègues de l’Yonne et de l’Oise: «Une enquête de voisinage est effectuée au hameau de Boyenval sur la commune de Coulombs-en-Valois, seul lieu d’habitation situé à proximité du lieu de sabotage. Monsieur F. et V. (…) déclarent n’avoir rien vu d’anormal.»

La vue sur le site du sabotage à Dhuisy, depuis la route de Boyenval. (Antonin Sabot/LeMonde.fr)

Les gendarmes de Seine-et-Marne interrogent également les agents SNCF. Le responsable signalisation assure que «c’est quelqu’un qui veut faire quelque chose pour gêner la SNCF sans pour autant occasionner des risques pour les voyageurs» et que «c’est forcément quelqu’un qui a une connaissance du milieu ferroviaire. (…) ce qui est le plus important c’est que cette pièce est placée sous tension ce qui nécessite forcément une technique de pose particulière pour éviter tout risque d’électrocution d’où un matériel adapté.» A 16h30, ils regagnent la brigade, et rédigent leur «procès-verbal de transport, constatations et mesures prises».

«Une équipe de la PJ en planque»

A Paris, les enquêteurs de la section de recherche poursuivent l’enquête au poste de commandement national de la sûreté de la SNCF, la SUGE, boulevard de la Chapelle. A 18h30, ils interrogent le chef de salle. Une grosse surprise les attends:

 «Vers 10 heures, je reçois une communication téléphonique de mon collègue du TNPF [la police ferroviaire] service situé à l’étage supérieur de nos bureaux, qui m’informe qu’une équipe de fonctionnaires de la police judiciaire, je ne sais d’où, est en planque au niveau de la commune de Dhuisy (Seine-et-Marne) à l’intersection de la D23 et du pont ferré, à hauteur du PK 45, et qu’ils ont remarqué la présence d’un individu qui se rendait sur les voies LGV vers 5 heures. Ce dernier a quitté les lieux 15 minutes après. Je n’ai pas eu plus de précision. J’ignore, et ce collègue du TNPF visiblement aussi, le motif de la planque de ces policiers.»*

Les gendarmes sont intrigués. Le sens de leurs investigations est modifié: il leur faut savoir qui sont ces policiers, ce qu’ils ont vu. Et aussi, quand même, pourquoi ils ne se sont pas manifestés auprès d’eux, alors que la France entière s’émeut des sabotages depuis le début de la matinée.

«Craintes d’attentat» 

Ils remontent le fil et montent à l’étage au dessus, à la police ferroviaire. Il est 20h30, et le témoignage du brigadier B. rajoute une couche de bizarrerie à cette histoire de policiers fantômes aux confins de la Brie: 

«A 7h50, j’ai reçu un appel téléphonique sur un des postes de la salle (…) émanant du commandant de police AM, qui se présentait comme étant de l’officier de nuit de permanence de l’état-major de la DCPJ. Elle m’a relaté que cette nuit, vers 5 heures, une de ses équipes PJ, sans autre précision, était de mission de surveillance sur la commune de Dhuisy. Vers 5 heures, au cours de cette surveillance, elle me relate que son équipe a vu un individu piéton qui se trouvait sur la ligne grande vitesse, à l’intérieur des emprises SNCF protégées par du grillage, l’individu est resté une quinzaine de minutes sur place avant de quitter les lieux. Les fonctionnaires n’ont pas été en mesure de définir l’action de cet individu, une fois dans l’emprise. Après le départ de l’individu, ces fonctionnaires de police sont allés inspecter les voies du mieux qu’ils ont pu, sans rien constater d’anormal. Voilà ce que m’a relaté ce commandant de police.»*

 Le brigadier poursuit:

«L’objet de son appel était de faire prévenir le service compétent aux fins d’intervention sur la voie en question afin de s’assurer qu’il n’y ait pas eu d’acte malveillant commis par cet individu. Vu l’objet de l’appel, j’ai ressenti qu’il s’agissait plus de craintes d’attentat plutôt qu’un simple acte de malveillance plus anodin. Je l’ai informé que nous n’étions pas le service compétent, que cela était plus du ressort de la préfecture de police mais que j’allais malgré tout faire le nécessaire.»*

On prend son temps dans la police: une équipe constate une intrusion sur une voie ferrée, mais n’informe la police ferroviaire – qui n’est pas le service compétent, en plus – que deux heures cinquante plus tard, alors que des trains ont déjà pu passer. Puis la police ferroviaire promet de faire le nécessaire mais attend elle-même deux heures, vers 10 heures, pour appeler la sûreté de la SNCF… qui est pourtant à l’étage en dessous. Alors même que le brigadier a «ressenti qu’il s’agissait plus de craintes d’attentat».

Les gendarmes ne lâchent pas l’affaire. Ils obtiennent la main courante, qui mentionne bien le coup de fil de la DCPJ à la police ferroviaire à 7h50. Par contre, les appels ne sont pas enregistrés.

Les gendarmes vont voir le supérieur du brigadier, le chef de quart de la police ferroviaire, le lieutenant P. Il décroche son téléphone et appelle «une de ses relations professionnelles pour savoir s’il avait connaissance d’un service de police pouvant être à l’origine de la surveillance»:

«Son contact lui indique avoir participé en personne à la dite surveillance. Alors que le lieutenant de police P. lui indique notre présence et notre volonté de lui parler, son interlocuteur met fin à la conversation. Le lieutenant P. nous déclare qu’il s’agit d’un officier de police de la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et que celui-ci nous recontactera dès que possible.»**

«Rien découvert de suspect»

Quelle chance! Sur 8000 officiers de police français, le lieutenant P. est tombé tout juste sur l’un de ceux qui a participé à la filature. Dommage qu’il ait raccroché si rapidement en apprenant la présence des gendarmes. Il rappelle, tout de même, vingt minutes après. Le policier de la SDAT déclare alors au gendarme «avoir suivi et observé un individu qui s’est stationné à l’intersection entre la D23 et la LGV EST pendant une vingtaine de minutes entre 4 heures et 4h20»:

«Cette personne a accédé à l’emprise sécurisée de la SNCF, sans qu’il puisse déceler ses agissements. Au départ de l’individu, des policiers se sont rendus dans l’emprise pour l’inspecter de manière à déceler d’éventuels actes de malveillance, de piégeage ou sabotage. Ces fonctionnaires n’ont alors rien découvert de suspect. Par mesure de précaution, ces policiers sont demeurés sur place jusqu’au passage du TGV chargé de l’ouverture de voie. A son passage à 5h15, ils détectent une anomalie au dessus de la motrice sans que le train ne soit arrêté dans sa progression. Au vu de ces constatations ils rendent compte à leur hiérarchie qui, par l’intermédiaire de l’état-major de la DCPJ informe le TNPF qu’une inspection des voies serait utile sur le ressort de la commune de Coulombs-en-Valois.»**

«Il est temps qu’ils se réveillent, ils nous appellent 5 heures après!»

On imagine la tête du gendarme qui apprend que des policiers antiterroristes ont assisté à une intrusion sur des voies SNCF, puis ont attendu qu’un train passe (pour ne rien rater du feu d’artifice?), avant de constater, de fait, un incident, puis de filer tranquillement. On imagine son irritation, aussi, d’apprendre ça en début de soirée, plus de quinze heures après les faits. Cerise sur le gâteau, les enquêteurs ne peuvent obtenir de copie de l’appel de la police ferroviaire à la SUGE – dont les appels sont enregistrés – à cause d’un «problème technique dû à un mauvais contact entre la fiche et le poste téléphonique». Par contre, l’appel de la SUGE Paris à l’antenne Est a bien été enregistré. Il confirme l’heure… et la surprise des agents devant ce réveil tardif des policiers:

Début de conversation : le 08/11/2008 à 09 heures 55 minutes 48 secondes

PR LGV-EST: Poste de Pagny.

E.: Oui, bonjour c’est le PC SUGE à Paris.

PR LGV-EST: Oui, salut!

E.: Je t’appelle, j’ai la police qui nous a indiqué maintenant que, vers 5 heures du matin, ce matin, il y aurait un équipage de la police judiciaire qu’aurait aperçu au niveau de la commune de Dhuisy dans le 77, au niveau du PK45, c’est l’intersection entre la départementale 23 et un pont ferré, ils ont vu une personne qui se serait avancée sur le pont, je pense qu’elle n’a rien jeté parce que sinon, on s’en serait rendu compte, c’est juste pour signaler cela quoi, une personne a fait un aller-retour sur le pont, et après ils ont perdu la personne.

PR LGV-EST: Ben là, écoute, je ne suis pas du tout au courant mais vraiment pas du tout ! Cela s’est passé à 5 heures ?

E.: Ouais, à 5 heures ! Il est temps qu’ils se réveillent, ils nous appellent 5 heures après, mais bon…

PR LGV-EST: Ben écoute là…

E.: Il n’y a rien eu de signalé?

PR LGV-EST: Ben non, personne ne m’a rien dit , je ne suis pas du tout au courant de cela.

E.: Bon ça marche ! Au pire, tu notes ça et puis s’il y a quelque chose, on saura…  (…)

«Surveillance physique d’un couple d’individus»

Le dimanche, les enquêteurs de la gendarmerie obtiennent enfin des éléments plus précis de la SDAT. Le lieutenant-colonel G. rédige un procès-verbal:

«Suites aux échanges d’information avec les services de police compétents, il est porté à notre connaissance que des policiers de la SDAT procédaient dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 à une surveillance physique d’un couple d’individus susceptibles de prendre part à une association de malfaiteurs en rapport avec une entreprise terroriste issue de la mouvance anarcho-autonome. Ce sont ces individus qui ont été observés sur le lieu du sabotage et dans un créneau de temps correspondant à celui-ci.»

La suite est le récit de la filature de Julien Coupat et Yildune Lévy par la SDAT, du 7 au 8 novembre. Tout le week-end, les gendarmes ont auditionné des témoins qui ont entendu parler d’enquêteurs de la PJ observant «un individu piéton» dans l’«emprise sécurisée» de la SNCF. Finalement, pas du tout, il s’agissait d’«un couple en voiture», stationné «sous le pont ferroviaire» et que les policiers n’ont pas pu «observer directement». Il faut suivre.

Le contrôle d’identité de GH, BR et MG en Moselle est également cité – même s’il n’y a eu aucun sabotage dans les environs. Désormais, les suspects des sabotages sont ciblés: il s’agit de Julien Coupat et ses amis.

De cette – déjà – surprenante filature du couple Coupat-Lévy, la SDAT a tiré un procès-verbal. Au dossier judiciaire, il sera coté 104. Le PV104, qui va vite devenir le symbole des errements de l’enquête.


 *audition par les gendarmes, le 8 novembre.

**procès-verbal d’investigations du lieutenant-colonel G., le 8 novembre.


Article original par Laurent Borredon publié le 28/06/2014

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#14

Début novembre 2008. L'enquête préliminaire sur un «réseau de militants anarcho-autonomes» constitué autour de Julien Coupat a été ouverte depuis bientôt six mois. Les policiers de la SDAT chargés de l'enquête ont peu d'éléments. La nuit du 7 au 8 novembre va tout changer.

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#16

Il est 23h40, le 8 novembre 2008. Julien Coupat et Yildune Lévy dorment dans leur voiture, sur une zone industrielle du Trilport (Seine-et-Marne). Ils sont suivis, selon la SDAT, par une vingtaine de policiers. Soudain, la filature reprend.

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