épisode

#32

La politique de l’interrogatoire

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Dans les médias, la bataille commence.

Tour à tour confesseurs, donneurs de leçons, curieux jusqu’à l’absurde, les trois juges d’instruction de l’affaire de Tarnac ne se confrontent pas qu’à Julien Coupat. En décembre 2008, janvier et février 2009, ils vont entendre tous les mis en examen. Extraits.

Question : Quelles sont vos opinions ?

Réponse : Je suis incapable de me coller une étiquette claire

Le juge Thierry Fragnoli l’avait assuré à Julien Coupat, dès l’interrogatoire du 12 décembre: il ne lui est «en aucun cas reproché un « délit d’opinion »». Deux mois plus tard, le 12 février 2009, il le répète à Elsa H. et va plus loin, assurant qu’il n’a pas «l’intention» de le faire:

Question : Avez-vous avez lu L’insurrection qui vient découvert lors de la perquisition de votre domicile et, dans l’affirmative, qu’en pensez-vous ?

Réponse : Oui, je l’ai lu. Je ne me souviens plus très bien de ce qui est dit dedans parce que je l’ai lu en 2007. Il y avait des choses avec lesquelles j’étais d’accord et d’autres non. On ne juge pas mes opinions, on est censé jugé des faits. Il me semble que ça n’est pas un procès politique.

Mention du juge : Avisons Melle H. que jusqu’à présent nous ne l’avons pas interrogé sur ces opinions politiques et que nous n’avons pas l’intention de le faire. Avisons également Melle H. que cet ouvrage retrouvé en perquisition à son domicile parait avoir servi de support théorique à des actes matériels de dégradations graves visant à bloquer le fonctionnement des réseaux de transports de personnes et de marchandises, dans le but présumé de porter atteinte aux institutions démocratiques, en conséquence nous maintenons notre question, totalement légitime, et qui rentre dans le cadre de notre saisine.

Problème, le juge Fragnoli n’est pas seul à mener les interrogatoires: les deux juges cosaisis prennent le relais. Et puis entre la recherche d’une motivation terroriste et les questions sur les opinions politiques, il n’y a qu’un pas que les magistrats franchissent bien vite. Yves Jannier, premier vice-président chargé de l’instruction, notamment, n’y va pas par quatre chemins. Le 22 janvier 2009, il interroge abruptement Aria T.:

Question : Quelles sont vos opinions ?

Réponse : Je suis incapable de me coller une étiquette claire.

Question : Participez vous à des discussions politiques avec des personnes de votre entourage ?

Réponse : De manière formelle non, de manière informelle oui

La veille, il avait poursuivi longtemps dans cette voie avec Mathieu B.:

Question : Avez-vous une activité politique ou syndicale ?

Réponse : Non.

Question : Appartenez-vous à un groupe de réflexion politique ou syndicale ?

Réponse : Non.

Question : Participez-vous à des discussions politiques avec des personnes de votre entourage ?

Réponse : De manière formelle non, de manière informelle oui, il m’arrive d’avoir des discussions politiques avec des personnes de mon entourage.

Question : Avez-vous ce type de discussions avec des membres de votre famille ?

Réponse : Non.

Question : Avez-vous des discussions politiques avec votre amie Aria ?

Réponse : Oui, cela arrive.

Question : Vous est-il arrivé d’avoir des discussions politiques avec Elsa H. ?

Réponse : Oui, c’est arrivé, mais Elsa H. n’est pas passionnée par ces discussions.

Question : Vous est-il arrivé d’avoir des discussions politiques avec Julien Coupat ?

Réponse : Oui, incidemment, comme avec les autres. Comme ce qui m’intéresse surtout, ce sont les discussions philosophiques, c’était plutôt le thème de nos discussions.

Question : Avez-vous eu des discussions politiques avec Gabrielle H. ?

Réponse : Non, je n’ai jamais eu de véritable discussion avec elle.

Question : Avez vous eu des discussions politiques avec Benjamin R. et Manon G. ?

Réponse : Je n’ai eu aucune discussion politique avec eux?

Question : Avez-vous eu des discussions politiques avec Betrand D. ?

Réponse : Cela m’est certainement arrivé, dans la mesure où je le vois régulièrement.

Question : Comment qualifieriez vous vos opinions politiques ?

Réponse : Je ne veux pas répondre à cette question parce que je considère qu’elle n’a pas lieu d’être.

Question : Vous sentez-vous proche des idées anarchistes ?

Réponse : Pas spécialement, en fait je ne veux pas répondre à cette question.

Question : Pourquoi refusez-vous de répondre à cette question si vous n’êtes pas particulièrement proche des idées anarchistes ?

Réponse : Je pense qu’il est hors propos de m’exprimer sur mes idées politiques, sauf à penser que cette mise en examen soit liée à un délit d’opinion.

Question : Il s’agit de répondre vous-même à la perception que vous avez de sa ou de ses perceptions politiques ?

Réponse : Je n’ai pas à répondre à sa place

Le 19 janvier, le juge Jannier avait tenté d’en savoir plus sur les idées politiques d’Elsa H. en interrogeant son petit ami, Bertrand D.. Et invente au passage la «perception de la perception»:

Question : Est ce que Elsa H. partage votre sensibilité politique pour l’anarchisme ?

Réponse : Je ne sais pas, je n’ai pas à répondre à sa place.

Question : Vous ne savez pas ou vous ne voulez pas répondre à cette question ?

Réponse : Je ne sais, je ne veux pas répondre à sa place.

Question : Il ne s’agit pas de répondre à sa place, il s’agit de répondre vous-même à la perception que vous avez de sa ou de ses perceptions politiques ?

Réponse : Je n’ai pas à répondre à sa place, elle s’expliquera mieux que moi.

Question : Vous avez une petite amie depuis plusieurs mois avec laquelle vous allez à l’étranger manifester contre l’extrême droite et vous prétendez ne pas connaître ses sensibilités politiques ?

Réponse : Je vous ai dit que je ne voulais pas parler à sa place.

Question : Comprenez vous que l’on puisse analyser votre réponse comme le refus de vous prononcer sur les opinions politiques de votre petite amie que vous ne pouvez pas ignorer ?

Réponse : Oui, j’ai bien compris.

Question : Acceptez vous de vous expliquer sur les contacts, les relations, les fréquentations, les déplacements communs, les convictions et les sensibilités politiques des personnes mises en examen avec vous dans ce dossier ?

Réponse : Non, je n’ai pas à déclarer…. non.

Question : Que dites-vous au sujet du livre intitulé « Panthères Noires, histoire du Black Panther party » ?

Réponse : Non, je n’ai rien à dire de particulier sur cet ouvrage

Un mois plus tard, le 17 février 2009, le juge Edmond Brunaud recense tous les actions auxquelles Gabrielle H. a pu participer, puis s’interroge:

Question : A plusieurs reprises dans les faits que je viens d’énoncer apparaît le fait de s’opposer à l’évacuation, à l’expulsion de squat, en tous cas une action liée à ce sujet. Est-ce une cause qui vous tient à cœur ?

Réponse : Disons, comme j’ai essayé de l’évoquer préalablement, que ça me touchait d’une certaine manière. Mais de là à parler de « cause », et ceci par rapport à ce dossier qualifié de terrorisme, j’ai du mal à voir les limites de ce qui rentre dans la procédure antiterroriste. Je ne saisis pas la place que ça a dans ce dossier, à savoir, ce qui me touche, ce qui me tient à cœur. Dans le cadre de ce dossier, c’est difficile de savoir exactement la place des questions qui me sont posées. Je parle de la latitude par rapport à ce dossier qualifié d’antiterroriste.

Plus loin, il s’intéresse aux lectures de la jeune femme:

Question : Dans le salon au rez de chaussée sur le banc en bois,situé immédiatement à droite de la porte d’entrée, il y avait une lettre manuscrite commençant par « Camarades, nous chômeurs, professeurs … » et sur laquelle est portée au verso la mention (…). Vous connaissez ce nom et ce document ?

Réponse : Non. Ni l’un, ni l’autre. Je ne vois plus ce qu’est ce document.

 

Question : Sur le banc en bois, situé immédiatement à droite de la porte d’entrée,se trouvait un livre intitulé Nous fûmes rebelles, nous fûmes brigands… écrit par Belgrado Pedrini, contenant un flyer intitulé « Busqueda Piquetera » et un flyer intitulé « Le local autogéré est ouvert à partir du … » sur lequel figure des inscriptions manuscrites au verso. Connaissez vous cet auteur Pédrini ?

Réponse : Non.

Question : A qui peuvent appartenir ce livre et ces flyers ?

Réponse: Non. J’avais spécifié qu’il y avait une caisse de livres et que rien n’était à moi dans celle-ci. C’était une caisse en bois.

Question : Sur le même banc il y avait un livre intitulé Moyens sans fins, notes sur la politique de Giorgio Agamben et dont certains passages sont soulignés. Connaissez-vous cet auteur ?

Réponse: De nom, oui.

Question : Vous le définiriez comment ?

Réponse: Philosophe.

Question : Que dites-vous au sujet du livre intitulé Panthères Noires, histoire du Black Panther party de Tom Van Eersel trouvé au même endroit ?

Réponse : Non, je n’ai rien à dire de particulier sur cet ouvrage.

Question : Plus globalement tous ces ouvrages ou documents découverts dans cette pièce, comme par exemple livre en langue italienne intitulé La notti della collera, Sulle recenti sommosse di Francia de Fippo Argenti, ou encore Fragments d’une histoire impossible, le collectif autonome de la Barona (Milan), de Paolo Bertella Farnetti , Aux larmes citoyens, ou encore 1871, textes et chansons autour de la commune de Paris, aux éditions d’alternatives libertaire, mais aussi un document manuscrit « Si vous nous enlevez la poste, remballez aussi la gendarmerie », vous avez indiqué qu’ils n’étaient pas à vous. Mais comment expliquez vous leur présence dans votre salon ?

Réponse : Il y a énormément de choses au sujet desquels je ne peux pas vous dire. Dans la bibliothèque, et en général, les policiers se sont attachés à prendre des ouvrages ciblés. Il y a énormément d’ouvrages qui sont sur l’histoire révolutionnaire et autres.

Question : Pourquoi avoir eu ce projet d’activité professionnelle compte-tenu de votre cursus universitaire ?

Réponse : Parce que je n’avais pas envie d’exercer un emploi de bureau

Parfois, les juges d’instruction adoptent également un ton étrangement moralisateur. Ainsi, Gabrielle H. a perdu une jambe dans un accident. Le 16 décembre 2008, interrogatoire de Benjamin R. par le juge Fragnoli:

Question : Compte-tenu de son handicap, et de ses charges de famille en tant que mère célibataire élevant seule une jeune enfant, ne pensez-vous pas que la place de votre amie Gabrielle H. n’était peut-être pas dans une manifestation dont Julien Coupat, lui-même, avait prévu comme devant dégénérer en affrontements avec les forces de l’ordre ?

Réponse : Connaissant ses capacités physiques ça ne me choque pas, elle est tout à fait apte à marcher. Par ailleurs, je n’étais pas au courant de la moitié de votre question, c’est-à-dire du fait que Julien Coupat aurait prémédité des affrontements avec la police.

Quant à Mathieu B., il veut ouvrir un restaurant, alors qu’il a fait des études. Le juge Jannier ne comprend pas. 21 janvier 2009:

Question : Quelle activité professionnelle recherchez vous actuellement ?

Réponse : Avec des amis, j’envisage d’ouvrir un restaurant. Nous avons déjà acheté les murs à Rouen. Compte tenu des difficultés de mise en oeuvre de notre projet, je pense que nous pourrions ouvrir ce restaurant en avril ou mai.

Question : Avec qui avez vous ce projet d’activité ?

Réponse : Avec trois amis,

Question : De qui s’agit-il ?

Réponse : Il s’agit de (…).

Question : Pourquoi avoir eu ce projet d’activité professionnelle compte-tenu de votre cursus universitaire ?

Réponse : Parce que je n’avais pas envie d’exercer un emploi de bureau. Je préfère m’occuper d’un lieu de rencontres. J’ai envie de travailler avec mes mains.

Question : N’est ce pas un peu surprenant que de jeunes gens et jeunes femmes n’aient pas de téléphone portable ?

Réponse : Moi je n’en ai jamais eu

Le juge Brunaud, lui, c’est l’absence de téléphone portable qui l’étonne. C’est leproblème avec les téléphones portables: soit vous en avez plusieurs, et vous êtes soupçonné d’être un délinquant, soit vous n’en avez pas, et vous êtes soupçonné d’être un délinquant en clandestinité. 16 février 2009, interrogatoire de Manon G.:

Question : J’ai d’ailleurs noté, mais cela n’est qu’un simple constat, que parmi les personnes entendues dans ce dossier, mises en cause, voire mises en examen, comme par exemple Aria T., Benjamin R., Damien B. [en fait Mathieu, il s’emmêle les pinceaux], Gabrielle H. ont déclaré ne pas avoir de portable, Julien Coupat quant à lui a refusé de répondre à cette question et quant à Yildune Lévy, elle a affirmé en garde à vue ne pas avoir de téléphone portable reconnaissant toutefois devant notre collègue cosaisi en avoir un mais sans l’utiliser réellement, seules quelques personnes ont indiqué avoir un téléphone portable. N’est ce pas un peu surprenant que de jeunes gens et jeunes femmes n’aient pas ce type de moyen de communication?

Réponse : Moi je n’en ai jamais eu. Peut-être que la nouvelle génération en a eu dès l’âge de 10 ans mais je vois par exemple mes parents, il n’y a pas longtemps qu’ils en ont un.

Thierry Fragnoli, enfin, s’énerve face à Elsa H., le 12 février 2009, trop désinvolte face aux dégradations commises lors de la manifestation de Vichy:

Question : Une des personnes entendues dans ce dossier a qualifié cette manifestation de « chaleureuse ». Pensez-vous que ce terme soit le plus juste pour qualifier cette manifestation, alors que selon certains éléments de la procédure, il y a eu des affrontements violents lors de cette manifestation ainsi que de nombreuses dégradations de commerces et de mobiliers urbains?

Réponse : Effectivement, j’ai trouvé ça vraiment festif et vraiment bonne ambiance. De là où j’étais, les gens étaient vraiment contents d’être là. Les seules violences que j’ai vraiment vues , ce sont les gaz lacrymogènes qui nous ont été lancés dessus. J’ai vraiment été contente et ravie de mon déplacement là-bas.

Question : Pensez-vous que les propriétaires des véhicules incendiés et ceux dont les commerces ont été dévastés portent sur cette manifestation la même appréciation que la vôtre ?

Réponse : Bien sûr que non, je parlais juste de mon sentiment personnel sur ma venue à cette manifestation et de ce que j’en ai vu.

Question : Expliquez-moi en quoi se rendre à Tarnac constituerait selon vous une mise en cause de quiconque ?

Réponse : Jusqu’alors, ce qui nous était reproché était de connaître Julien Coupat et d’avoir eu des lectures anarchistes

Avant cela, déjà, il n’avait pas compris les réticences de la jeune fille à répondre aux questions sur Tarnac:

Question : Quelles étaient la fréquence et la durée de vos visites à Tarnac, et où logiez-vous sur place ?

Réponse : Je suis allé à Tarnac deux fois, une fois pour la naissance [du fils] de Aria T. et Mathieu B.. Je crois que j’y suis restée trois jours. C’était en février 2008. J’y suis allée également le 2 novembre et je suis repartie le 3.

Question : Avec qui y êtes-vous allée ? Lorsque vous vous y rendiez, avec qui y alliez-vous?

Réponse : Cette question me gêne un peu dans le sens où je n’ai pas envie d’impliquer d’autres personnes dans l’histoire. Moi même je ne comprends pas pourquoi je suis mise en cause et je n’aimerais pas que d’autres personnes se retrouvent dans ma situation.

Question : Expliquez-moi en quoi se rendre en Corrèze à Tarnac constituerait selon vous une mise en cause de quiconque ?

Réponse : Jusqu’alors, ce qui nous était reproché était de connaître Julien Coupat et d’avoir eu des lectures anarchistes. Je ne comprends toujours pas pourquoi je suis là. J’ai déjà répondu à ces questions pendant ma garde à vue.

Mention du juge : Avisons Melle H. que dans la procédure pénale, il est habituel que le juge d’instruction reprenne les questions posées par la police pendant la garde à vue, ainsi que pourra sans doute lui confirmer son conseil.

Effectivement, «en quoi se rendre en Corrèze à Tarnac constituerait une mise en cause de quiconque?» Mais pourquoi faire porter l’essentiel des interrogatoires sur cette question, alors? Parce que, précisément, être relié à Tarnac est suspect en soi. C’est le principe de l’«association de malfaiteurs».

 


Article original par Laurent Borredon publié le 18/07/2014

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens ont été mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Une nouvelle phase débute, sous l'égide de trois juges d'instruction.

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