épisode

#26

La quadrature du « premier cercle »

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, et huit personnes sont interpellés le 11 novembre au petit matin. La SDAT ne trouve ni arme, ni explosif. Les gardes à vue, dans un climat tendu, n'ont pas donné beaucoup plus, comme le mystérieux témoin sous X. Le 15 novembre, une information judiciaire est ouverte et ils sont présentés aux juges d'instruction.

Nous avons vu ce que les policiers retiennent de leur enquête. Voyons maintenant ce qu’ils retiennent des gardes à vue et des perquisitions. C’est la deuxième partie du rapport de synthèse réalisé le 15 novembre 2008 par le capitaine AL, le chef du groupe qui a piloté l’enquête à la SDAT.

Le silence de Julien Coupat est un problème bien-sûr. Mais il est toujours possible de l’interpréter.

«Il se refusait à toute déclaration expliquant son comportement par le refus de la « procédure d’exception dont l’antiterrorisme est le paravent », cette unique déclaration démontrant s’il en était besoin toute sa détermination et le caractère politique qu’il donnait au sens de son interpellation.»

Les policiers vont même plus loin: pourquoi «Julien Coupat gardait le silence et refusait même de donner un sens à son geste»? Parce que la pose d’un crochet sur un caténaire «pourrait être perçu par le grand public comme un vulgaire acte de sabotage». En gros, Julien Coupat a organisé cinq sabotages, en a commis lui-même deux, mais finalement, il a trouvé que c’était un peu petit-bras, comme genre de terrorisme. Il a regretté, en fait. Il n’assume pas.

«Aversion du capitalisme»

Les policiers, qui n’ont décidément pas grand chose à raconter, poursuivent sur ses études, et reviennent sur la filiation situationniste de Julien Coupat et de ses amis, qui a tant passionné les RG en leur temps:

«Son propre père le présentait comme quelqu’un d’extrêmement brillant dont l’idéologie s’était formée par aversion du capitalisme lors de son cursus au sein de l’Essec poursuivant du coup de front un cursus au sein de l’Ecole des hautes études en sciences sociales au cours duquel il formait sa pensée (notamment à l’école du situationnisme, mouvement anarchiste international prônant la lutte contre les structures actuelles de la société).»

Sur son lieu d’interpellation, les policiers ont découvert une lampe frontale «en tous points similaires à celle ayant été contenue dans l’emballage dont il s’était débarrassé dans la poubelle lors de la surveillance du 7 novembre 2008», ce qui n’est pas illogique. Et «le blouson porté par l’intéressé lors de la manifestation du 3 novembre 2008 à Vichy contenant encore dans une de ses poches un mousqueton destiné à accrocher la corde devant faire céder le barrage de police».

Dernier mauvais point décerné, le refus de prélèvement ADN:

«Julien Coupat appliquait toute sa détermination à refuser que soit prélevé par tout moyen un quelconque élément permettant de dresser son profil génétique, refusant bien évidemment le prélèvement génétique par le biais d’un kit FTA mais prenant également soin de faire disparaître soigneusement toute trace de matière biologique sur les éléments qui pouvaient lui être prélevés, lavant ses sous-vêtements avant la saisie et s’appliquant à manger sans porter à sa bouche les couverts pour éviter tout dépôt de trace biologique sur ceux-ci qu’il jetait d’ailleurs dans les toilettes de la cellule.»

Contradictions

Concernant Yildune Lévy, les policiers ne sont pas très charitables, estimant qu’elle a fait «preuve d’un comportement totalement incohérent simulant de nombreuses crises de tétanie puis la folie afin de ne pas avoir à s’expliquer sur les faits qui lui étaient reprochés»:

«Au troisième jour de sa garde à vue elle consentait enfin à parler aux enquêteurs mais ne livrait son emploi du temps de la soirée du 7 novembre 2008 passée en compagnie du nommé Julien Coupat que jusqu’au moment où le couple sortait du restaurant désirant laisser l’exclusivité des déclarations sur le reste de la soirée au magistrat instructeur après que son conseil ait pu avoir accès au contenu de la procédure.»

Contre Gabrielle H., les policiers gardent les contradictions sur son emploi du temps le week-end du 8 novembre (voir épisode 14). Et soulignent qu’elle reconnaît «son implication dans le groupe formé par son ex-petit ami Julien Coupat dont elle partageait la volonté de changement de la politique actuelle mais déclarait refuser tout recours à la violence».

Même chose pour Benjamin R., l’épicier de Tarnac, considéré comme le «bras droit» de Julien Coupat:

«L’intéressé mis face à ses contradictions sur son emploi du temps de la nuit du 7 au 8 novembre 2008 changeait à plusieurs reprises de versions pour au final fournir des explications complètement fantaisistes sur le but réel de ce déplacement dans l’Est cherchant manifestement à protéger la nommée Gabrielle H.»

De quoi, puisqu’aucun sabotage n’a eu lieu sur leur passage? La présence de Benjamin R. à Vichy est également retenue (voir épisode 13).

Manon G. paye aussi sa présence à Vichy. Pour la nuit du 7 au 8 novembre, «elle niait toute tentative de sabotage prétextant un pur voyage d’agrément dans la famille de Gabrielle H.». Et puis les policiers ont trouvé chez elle des «documents d’identité dérobés notamment en Suisse qui avaient fait l’objet de manipulation destinées à les falsifier».

«Organiser les débordements en marge de la manifestation»

Elsa H., elle, plaît beaucoup aux policiers: elle a été contrôlée à Vichy avec «des cordages destinés à être accrochés aux barrières des CRS», elle a reconnu «son activisme au sein de la mouvance anarchiste ainsi qu’au sein des groupuscules « Black Blocs » partisans de l’action directe et collective se réunissant en marge des grands événements politiques afin de s’y livrer à des actions violentes».

Elsa H., membre des Black blocs? Elle a simplement reconnu les avoir côtoyés lors de la manifestation de Cologne, en septembre (voir épisode 21).

Concernant la manifestation de Vichy, AL assure qu’elle a tout balancé:

«Elle finissait après de longues hésitations par expliquer qu’une semaine avant la manifestation Julien Coupat s’était présenté à elle ainsi qu’à plusieurs activistes de la région rouennaise afin d’organiser les débordements en marge de la manifestation autorisée de contestation devant se tenir durant le sommet. Elle expliquait que Julien Coupat leur avait donné notamment pour consignes de se munir de cordes et de mousqueton afin de créer une brèche au sein du barrage fixe des forces de l’ordre afin d’atteindre la « zone verte » des 27 ministres de l’intérieur et de l’immigration située en centre ville.»

C’est tout simplement faux. Voici les déclarations d’Elsa H. à ce sujet (13 novembre, 11 heures, sixième audition, 53e heure de garde à vue):

Question : Y a-t-il eu une réunion préparatoire à cette manifestation à votre domicile rouennais ou à celui de votre petit ami ?

Réponse : Non.

Question : Pour quelle raison avez-vous été trouvée en possession d’une corde et de mousquetons lors de votre contrôle à Vichy?

Réponse : On s’est dit que cette grosse corde qu’on avait trouvée sur le port pourrait nous servir pour des blocages, enlever des grilles.

Question : Comment vous est venue l’idée de vous procurer ces matériels ?

Réponse : En lisant des appels à la manif sur Internet.

Et le 14 novembre, 14h15, dixième audition, 80e heure de garde à vue:

Question : Maintenez-vous n’avoir pas été présente à cette réunion ?

Réponse : (…) je n’étais pas là.

Son voyage à Cologne est surexploité:

«Il convient de préciser concernant cette dernière que ses liens avérés avec l’Allemagne mis en perspective avec le lien entre les actions de sabotage et ce territoire permettent de laisser penser qu’elle pourrait être en relation avec des individus ayant œuvré lors de ces actions.»

«A l’heure des gens qui se lèvent tôt»

Mais, surtout, ce sont des «inscriptions manuscrites» sur une page de carnet découverte lors de la perquisition de la colocation du 78, rue Xxxx, à Rouen, qui vont être citées in extenso:

C LA CRISE,

profitons-en,

à l’heure actuelle, la débrouille, la magouille, les bons plans en tous genres sont des pratiques de plus en plus courantes et se répandent d’autant plus que la crise en fait des conditions sine qua none de survie. A manger, se procurer de l’essence, payer les transports en commun en toute honnêteté sont devenus un véritable luxe.

Parallèlement, on fiche, on surveille, on contrôle consciencieusement et méthodiquement quiconque ne marcherait pas droit.

Face à cette situation, il y a trois façons de réagir: se soumettre et ne rien faire, tenir un discours faible en s’indignant, prendre acte en sabotant. C’est ce qu’il s’est passé ce matin-même à l’heure des gens qui se lèvent tôt.

«Ces mentions semblant se rapporter aux actions de sabotage des lignes SNCF, telles qu’elles ont été commises dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 sur divers points du territoire», conclut le capitaine AL, qui ne précise pas que le texte n’est pas daté (le raisonnement complet des policiers sur ce document, consigné dans un PV d’analyse du scellé daté du 14 novembre, est reproduit ci-dessous. Nous conseillons fortement sa lecture*).

Bertrand D. était également à Vichy et il a reconnu «avoir lui-même participé aux violences en lançant des canettes de bière sur les policiers». Des canettes de bière en relation avec une entreprise terroriste, serait-on tenté d’ajouter. Pour la nuit du 7 au 8 novembre 2008, «Bertrand D. déclarait se trouver à cette période en compagnie de sa petite amie, la nommée Elsa H., à Amsterdam (Pays-Bas) dans le cadre d’un voyage organisé. Les vérifications nécessaires afin de confirmer ces déclarations ne pouvaient être achevées dans le temps de la garde vue.» Mais les policiers n’ont clairement plus grand espoir.

«Elément qui ne pouvait être totalement confirmé»

Mathieu B., lui, est là parce qu’il fait «partie du « premier cercle » du groupe constitué par le nommé Julien Coupat». Pour la nuit du 7 au 8 novembre 2008, «où il avait été vu sortant du 78, rue Xxxx à Rouen en compagnie de la nommée Aria T., l’intéressé parvenait à justifier de son emploi du temps en expliquant qu’il s’était rendu en compagnie de cette dernière chez un ami où était organisé une « fête », élément qui ne pouvait être totalement confirmé dans le temps de la garde à vue». Pas «totalement», mais quand même beaucoup. Le 14 novembre dans la matinée, les policiers de Rouen sont parvenus à joindre l’ami chez qui ils étaient, qui a confirmé tout le déroulement de la soirée. Il a laissé Mathieu B. et Aria T. vers 1h30 dans un bar de Rouen, devant des dizaines de témoins. Ce qui leur laissait difficilement la possibilité d’aller commettre des sabotages dans l’Oise, à plus de 150 km de là, puis de revenir chez eux à 2h46, l’heure à laquelle la DCRI constate leur retour (voir épisode 18). Sauf à rouler à 240 km/h, au moins, et à avoir posé les crochets en un clin d’oeil (à deux endroits différents).

Pour Aria T., le dossier est donc tellement vide que les policiers en sont contraints à citer «l’examen de son matériel informatique» qui «amenait la découverte de clichés photographiques de manifestations violentes et d’individus cagoulés semblant tenir une « conférence de presse » devant une affiche supportant la mention « nous ne désarmerons pas ».» Ils reprennent bien-sûr la citation choc supposée de Coupat: «Selon elle, Julien Coupat aurait notamment déclaré « cramons tous les commissariats de France »» (ce qu’elle niera très vite*).

«Julien Coupat avait évoqué la possibilité d’avoir à tuer»

Mais la main du capitaine AL ne tremble pas lorsqu’il en arrive aux conclusions: «L’ensemble des investigations menées depuis le 16 avril 2007 [sic] sur le nommé Julien Coupat ont donc permis de mettre au jour les agissements d’un groupe d’activistes reliés à la mouvance anarcho-autonome et désirant se livrer par différentes formes d’actions violentes à la déstabilisation de l’Etat.»

Avec un argument-massue, T42:

«Ces conclusions sont largement confirmées par les déclarations formées par un témoin désigné sous le numéro 42 qui, entendu sous X durant le temps de la garde à vue, confirmait l’existence d’un groupe formé à partir de 2002 autour d’un leader charismatique, le nommé Julien Coupat avec pour principale implantation la ferme Le Goutailloux » et ayant pris la dénomination de « Comité invisible, sous section du parti imaginaire ». Ce groupe se présentant comme « le plus apte à détruire le monde et à en reconstruire un neuf » étant le rédacteur final d’un pamphlet principalement rédigé par Julien Coupat et intitulé L’insurrection qui vient. Le témoin 42 attestait de la proximité du nommé Julien Coupat avec le mouvement « Black block » et de sa participation à de nombreuses manifestations violentes menées en marge de grandes rencontres politiques mais précisait également qu’à plusieurs reprises lors de réunion Julien Coupat avait évoqué la possibilité d’avoir à tuer précisant que la « vie humaine à une valeur inférieure au pouvoir politique » et que l’objectif final du groupe était le renversement de l’Etat.»

Sur la base de ce rapport, le parquet décide, le même jour, de l’ouverture d’une information judiciaire, confiée à trois juges d’instruction: Thierry Fragnoli, assisté de Yves Jannier et Edmond Brunaud. Les neuf gardés à vue vont être présentés aux magistrats, en vue de leur mise en examen (la mère de Gabrielle H. est relâchée). Le parquet réclame le placement en détention de Julien Coupat, Yildune Lévy, Benjamin R., Gabrielle H. et Manon G., un contrôle judiciaire pour les quatre autres.

La veille, le 14 novembre, Jean-Claude Marin, procureur de la République à Paris, a convoqué les journalistes à une conférence de presse accablante (pour les neuf de Tarnac à l’époque, pour lui lorsqu’on la voit en 2014):

«Il n’est pas exclu que ce groupe ait envisagé des actions plus violentes et notamment contre des personnes», dit le procureur, qui remplace la présomption d’innocence par la probabilité d’intention de culpabilité. Il n’y a que les déclarations de T42 qui permettent d’avancer sur ce terrain. Et refuser de répondre aux questions,  c’est «être ancré dans un parcours de marginalisation et d’opposition». «Ça n’est pas une preuve», reconnaît quand même M. Marin, dans un accès de bon sens un peu trop rare lors de cette intervention.

Après la phase de renseignement, l’enquête préliminaire, puis la séquence sabotage-coup de filet, c’est le quatrième âge de l’affaire de Tarnac qui commence. Celui où tout le monde perd un peu la boule.


*Extrait du procès-verbal d’analyse du scellé X, 14 novembre 2008 (les mots en gras le sont de la main de l’auteur de ce blog):

«Précisons que ce document manuscrit n’est pas daté mais la référence à la crise permet de penser qu’il est de facture récente, ce thème étant particulièrement d’actualité depuis quelques semaines, où des crises financières en cascades ont secouées les places boursières mondiales, entraînant l’ensemble des acteurs économiques dans une tourmente dépressionnaire. Ainsi fragilisé par des tensions économiques, l’Etat apparaît donc plus vulnérable aux auteurs du texte, qui manifestent l’idée qu’il faut « en profiter » pour passer à l’action. Par ailleurs, une action de « sabotage » y est revendiquée dans la conclusion, précisant que celle-ci aurait eu lieue « à l’heure des gens qui se lèvent tôt ».

Rapportons que la référence aux « gens qui se lèvent tôt » semble faire directement référence aux discours du Président Nicolas Sarkozy, symbole de l’Etat et personnalité politique de droite qui, au cours de la dernière campagne présidentielle, avait à plusieurs reprises érigé « la France qui se lève tôt » en symbole d’exemplarité.

Rapportons que les actions de sabotage commises à l’heure des gens qui se lèvent tôt semblent donc faire directement référence aux actions de sabotage des lignes SNCF, telles qu’elles ont été commises dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 sur divers points du territoire.»

 

**A la suite de la publication du rapport dans la presse, Aria T. a adressé cette lettre au juge, le 11 décembre 2008:

«Sur Internet a circulé un rapport de police nous concernant moi et mes co-inculpés intitulé « rapport de la sous-direction anti-terroriste de la direction centrale de la police judiciaire au procureur de Paris ». On pouvait y lire, entre autres, que j’aurais déclaré à la police que je « reconnaissai[s] que Julien Coupat et Benjamin R. [me]semblaient prêts à user de la violence pour des motifs politiques mais précisai[s] ne pas connaître leurs projets exacts d’action. Julien Coupat aurait notamment déclaré : « Cramons tous les commissariats de France ». Or, mes propos ont dû être violemment transformés. En effet, je n’ai jamais cru que M. R. ni M. Coupat n’aient été prêts, à quelque moment que ce soit, à user de violence envers l’Etat, encore moins de « cramer tous les commissariats de France ».»


Article original par Laurent Borredon publié le 11/07/2014

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. La SDAT ne trouve ni arme, ni explosif. Les gardes à vue, dans un climat tendu, n'ont pas donné beaucoup plus, comme le mystérieux témoin sous X. Le 15 novembre, la SDAT réalise une synthèse des investigations. Puis chaque cas est examiné individuellement.

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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. Le 15 novembre, les neuf jeunes gens sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.

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