épisode

#18

Trois jours pour trouver un Coupat

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et ses amis sont ciblés. En trois jours, les policiers de la SDAT ont préparé une vague d'interpellations pour le 11 novembre. Ils ont sept mandats de recherche, et la possibilité de perquisitionner douze logements, à Tarnac, Rouen, et Paris, et Baccarat.

Lundi 10 novembre 2008. Le vice-procureur de Paris prend son clavier pour rédiger une « requête en autorisation de perquisitions, de visites domiciliaires et saisies de pièces »** à destination du juge des libertés et de la détention. Il s’agit d’autoriser les policiers de la Sous-direction antiterroriste (SDAT) à fouiller 19 voitures et 12 domiciles, à Tarnac (Corrèze), Limoges, Rouen, Paris, Baccarat (Meurthe-et-Moselle). Le document résume tous les éléments accumulés contre Julien Coupat et ses proches : «Attendu que des éléments graves laissent présumer l’existence d’infractions constitutives d’actes de terrorisme et notamment du délit d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme»

Le voyage à New York est en bonne place. Le magistrat cite ensuite des « vérifications » qui révèlent « qu’en réalité, Julien Coupat œuvrait au service d’une idéologie projetant de s’imposer par des actions violentes et mettant en scène un nombre important de militants ressortissant de différents pays ». La requête insiste lourdement sur le comportement des intéressés qui ont « une réelle volonté d’agir clandestinement et de déjouer toute surveillance », des « contacts clandestins », une « activité clandestine », un « mode opératoire clandestin », utilisent des « techniques de contre-surveillance employées par les professionnels » (les variations du mot « clandestin » apparaissent sept fois au total). Julien Coupat a, lui, un « comportement occulte ».

Les faits, ce sont la manifestation de Vichy, le 3 novembre (épisode 13) et le sabotage de Seine-et-Marne, dans la nuit du 7 au 8 novembre (épisodes 16 et 17). Sur ce dernier, la phrase est particulièrement bien tournée : « Julien Coupat s’est rendu sur une commune où il sera constaté plus tard des dégradations, en Seine-et-Marne, ceci en compagnie de Yildune Lévy, dans des circonstances particulièrement suspectes et selon un mode opératoire clandestin. » On notera la prudence chronologique du magistrat, qui doit composer avec un PV de filature pour le moins étrange : d’abord Julien Coupat se rend sur la commune, sans précision d’heure ou de lieu ; puis les dégradations sont constatées.

« Vu la surveillance du 7 novembre 2008 »

Que s’est-il passé, entre le 8 et le 10 novembre ? Si l’on s’en tient au dossier judiciaire, la SDAT passe d’abord un samedi assez tranquille. La France est en émoi, avec un réseau TGV paralysé, mais ce n’est qu’à 21 heures que le service antiterroriste paraît s’en apercevoir dans un procès-verbal de « contact avec le Service national de la police ferroviaire », au prix d’un raccourci saisissant :

« Vu la surveillance du 7 novembre 2008 ayant permis de découvrir que des dégradations avaient été perpétrées à l’aide de fer à béton usiné sur les caténaires de la ligne de chemin de fer TGV-Est à hauteur de la commune de Dhuisy (Seine-et-Marne) dans la nuit du 7 au 8 novembre. »

 Précisément, la surveillance n’a PAS permis de découvrir des dégradations. C’est tout le problème. Mais le policier poursuit :

« Vu l’avis donné par l’état-major de la direction centrale de la police judiciaire au service national de la police ferroviaire afin qu’il porte à notre connaissance tout fait similaire, sommes informés à l’heure en tête du présent des faits suivants : [suit la liste des sabotages de la nuit, deux dans l’Oise, un dans l’Yonne].»

« A 70 km du lieu de résidence des parents de GH »

Il faut attendre le dimanche 9 novembre au matin pour que la SDAT relie le sabotage du 26 octobre aux autres faits, vingt-quatre heures après les gendarmes, mais en y ajoutant un soupçon de plus :

« Faisons procéder par le biais de ce service [de la police ferroviaire] à de nouvelles recherches auprès de la SNCF concernant des dégradations présentant des caractéristiques similaires. Sommes alors recontactés par ce service qui nous informe que la SNCF a porté à leur connaissance que dans la nuit du 25 au 26 octobre 2008, plus précisément entre 21 h 22 et 6 h 33, un crochet métallique en tous points similaire à celui ayant été utilisé dans les quatre faits précités de la nuit du 7 au 8 novembre 2008 a été déposé sur la ligne TGV-Est sens Paris-Strasbourg à hauteur de la commune de Vigny (Moselle). Procédons alors à des recherches dans les données recueillies au sein de la présente affaire concernant le lieu de commission de cette dégradation et constatons que celui-ci est situé à 70 kilomètres du lieu de résidence des parents de la nommée GH sis à Baccarat (Meurthe-et-Moselle). »

« Sept chapitres rappelant L’Enfer de Dante »

Quelle est alors la priorité des investigations ? Vérifier la localisation des suspects ? S’informer sur leurs déplacements durant la nuit du 7 au 8 novembre ? Non, faire une fiche de lecture. C’est le procès-verbal d’« examen du pamphlet L’insurrection qui vient », signé du chef du groupe d’enquête, AL, le dimanche 9 novembre 2008 :

« Vu les renseignements recueillis concernant le nommé Julien Coupat et notamment son implication dans la rédaction du pamphlet intitulé L’insurrection qui vient rédigé par « le Comité invisible », procédons à une brève analyse de cet ouvrage largement diffusé sur l’Internet au regard des dégradations commises dans la nuit du 7 au 8 novembre sur les voies SNCF et relevons les éléments suivants. »

Pour introduire 13 extraits du texte, le policier commence par une courte présentation :

« Tout d’abord il convient de préciser concernant l’ouvrage en lui-même qu’il s’agit pour les auteurs de faire, dans un premier temps, et sous la forme d’un argumentaire construit en sept chapitres rappelant L’Enfer de Dante, le constat que la société actuelle est « un cadavre putride », puis de développer les moyens à mettre en œuvre pour « se débarrasser du cadavre ». S’en suit une description des communautés telles que nous les observons et une énumération et une apologie des modes de sabotage propres à finaliser la chute de l’Etat. Les cibles désignées dans cet ouvrage sont, de manière récurrente, tout ce qui peut être, par analogie, défini comme un « flux » permettant la survie de l’Etat et la société de consommation qu’il protège. Sont ainsi cités avec insistance le réseau TGV et les lignes électriques comme autant de points névralgiques par le sabotage desquels les activistes peuvent, à peu de frais, arrêter plus ou moins durablement les échanges de biens et de personnes et ainsi porter un coup au système économique qu’ils combattent. »

« Une pince coupe-boulons rouge à manche noir »

A la décharge de la police antiterroriste, elle n’est co-saisie en bonne et due forme des sabotages que le lundi 10 novembre par le parquet de Paris. Jusque-là, la coopération avec les gendarmes – saisis des faits dès l’origine (épisode 15) est informelle.

Le 10, donc, la SDAT localise Julien Coupat, grâce à la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Il est à Tarnac, avec GH et BR. La DCRI informe également la SDAT sur les déplacements des sympathisants rouennais. Les lieux de sabotage les plus proches de Rouen sont ceux de l’Oise – plus de deux heures de route. Mais sait-on jamais* :

 « Disons recevoir ce jour des renseignements émanant de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) découlant de surveillances effectuées par ce service entre le 7 et le 9 novembre 2008 sur la colocation du 78, rue de Xxxx à Rouen. En l’espèce, au terme de ces renseignements, il s’avère que :

1) Concernant le couple constitué de BD et de EH :

Ils sont sortis de cette adresse le vendredi 7 novembre 2008 à 21 heures. BD et EH portaient chacun un sac à dos volumineux. Ils étaient accompagnés d’une femme à cheveux mi-longs, non identifiée dans le cadre de la présente enquête, qui portait un sac en plastique et un sac à dos. Le dimanche 9 novembre 2008 à 7 h 04, BD et EH sont revenus au 78, rue de Xxxx à Rouen. EH portait un objet encombrant à la main gauche de couleur claire. Ils étaient suivis par une jeune fille aux cheveux longs. La surveillance n’a pas permis d’établir s’il s’agissait de la même personne que celle qui les accompagnait lors du départ.

2) Concernant le couple constitué de MB et d’AT :

Ils sont sortis tous les deux de cette adresse le vendredi 7 novembre 2008 à 21 h 08. MB est revenu au 78, rue de Xxxx à Rouen le samedi 8 novembre 2008 à 2 h 46 en compagnie d’une femme aux cheveux longs pouvant correspondre à AT. Le samedi 8 novembre à 13 h 22, MB est ressorti de cette adresse en tenant à bout de bras une boîte sans couvercle contenant manifestement des outils, au dessus de laquelle était posée une pince coupe-boulons rouge à manche noir. Il était suivi par AT qui portait une valise à roulettes grise. »

 « Eclairage particulier »

 Le 10 novembre au soir, tout est prêt pour une vague d’interpellations, le juge des libertés et de la détention a donné son feu vert pour les perquisitions. Qui a pris la décision d’accélérer le mouvement, avec au final, comme seule preuve la filature de Julien Coupat et Yildune Lévy ? Dans le livre Tarnac, magasin général (Calmann-Lévy, 2012), Michel Delpuech, le directeur de cabinet de la ministre de l’intérieur d’alors, Michèle Alliot-Marie, assure à David Dufresne que le choix est policier et judiciaire : «Dans la soirée [du samedi], le directeur général de la police nationale me fait savoir qu’on avait observé le couple Yildune Lévy et Julien Coupat, là, à Dhuisy. Évidemment, ça donnait un éclairage particulier à l’affaire. Il fallait quand même qu’on en parle. (…) Les enquêteurs ont fait le choix d’interpeller tout ce beau monde dans le meilleur délai. On s’est réunis dès le dimanche soir à cet effet. Les interpellations ont eu lieu le mardi, à 6 heures. » aaaaaa

On n’est pas obligé de le croire, quand on voit la passivité de la SDAT dans les premières heures qui suivent les sabotages, puis son absence totale de réelles investigations jusqu’aux interpellations. Pour la SNCF, la nuit du 7 au 8 novembre 2008 s’inscrit dans une longue série noire de sabotages divers et variés. La pression politique est maximale.

Les mandats d’arrestation (« mandats de recherche », en termes judiciaires) sont émis. Ils concernent les « principaux protagonistes de l’activité clandestine articulée autour de Julien Coupat » cités par le parquet dans sa requête : Julien Coupat, Yildune Lévy, GH, l’ex-compagne de Julien Coupat, et BR, le cogérant de l’épicerie de Tarnac, ces deux derniers contrôlés en Moselle dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 (épisode 14).

Il y a aussi MG, la troisième contrôlée de Moselle. Elle, la SDAT l’avait un peu oubliée (elle apparaissait pourtant dans les notes des RG), et les policiers doivent produire en quatrième vitesse une fiche de renseignement.

Deux autres noms apparaissent enfin : EH et CA, des jeunes femmes rouennaises identifiées lors de la manifestation de Vichy, le 3 novembre. La mère de GH, à Baccarat, est également visée. Pour les autres, policiers et magistrats vont improviser, en fonction des personnes qu’ils vont trouver sur les lieux des interpellations et des perquisitions.

Le 11 novembre 2008, à l’aube, l’affaire de Tarnac va sortir au grand jour.


* A l’inverse, ces deux lieux sont à une cinquantaine de kilomètres du site de Seine-et-Marne. Mais la possibilité d’un auteur unique ne sera jamais envisagée sérieusement, puisqu’elle invaliderait l’hypothèse Coupat-Lévy, supposés être sous surveillance policière constante durant la nuit, uniquement en Seine-et-Marne.

 

** Voici l’intégralité de la requête du 10 novembre:

« Nous, PL, vice-procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de PARIS,

Vu l’enquête préliminaire diligentée par la Sous-Direction Antiterroriste de la Direction Centrale de la Police Judiciaire conjointement avec la Direction interrégionale de police judiciaire de Rennes et la Direction interrégionale de police judiciaire d’Orléans portant sur les activités clandestines d’un groupe anarcho-autonome, faits pouvant s’analyser en association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme, faits prévus et réprimés par les articles 421-1, 421-2-1,421-3,421-5, 422-3, 422-4, 422-6 et 422-7 du Code pénal, les articles 203, 706-16 et suivants du Code de procédure pénale,

Vu l’article 76 alinéa 4 du Code de Procédure Pénale,

Vu le rapport en date du 10 novembre 2008 émanant de la sous-direction antiterroriste de la Direction centrale de la police judiciaire, concernant le nommé Julien Coupat (…),

Attendu que des éléments graves laissent présumer l’existence d’infractions constitutives d’actes de terrorisme et notamment du délit d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme ;

Attendu que les premières vérifications permettaient d’apprendre que Julien Coupat et une militante anarcho-autonome parisienne, Yildune Lévy avaient été repérés le 31 janvier 2008 par les services nord-américains de police alors qu’ils franchissaient clandestinement la frontière des Etats-Unis vers le Canada, en ayant préalablement laissé un sac dans le véhicule d’un ressortissant canadien qui était ensuite contrôlé par la police, la fouille du sac révélant la présence du permis de conduire français de Julien Coupat, de textes subversifs en langue anglaise, de retranscriptions de débats de réunions et de photographies de Times Square à New York, le Centre de recrutement de l’armée américaine située à Times Square allant faire l’objet d’un attentat à la grenade ultérieurement, soit le 6 mars 2008 ;

Attendu que les vérifications encore révélaient qu’en réalité, Julien Coupat œuvrait au service d’une idéologie projetant de s’imposer par des actions violentes et mettant en scène un nombre important de militants partageant l’idéal anarcho-autonome, ces militants ressortissant de différents pays, le mouvement faisant l’objet d’une structuration et d’une centralisation de son inspiration récente en vue d’atteindre ses objectifs ;

Attendu que les investigations qui suivaient les premières vérifications confirmaient les éléments déjà recueillis ; qu’en effet, d’une part, des liens étaient objectivement établis entre Coupat et un groupe anarcho-autonome dont certains des membres étaient déjà mis en examen dans un dossier distinct, que d’autre part, les premières surveillances réalisées sur le site du Goutailloux permettaient de constater la présence d’une vingtaine d’individus, issus de différents pays européens, et vivant sous forme communautaire, dont les activités et les allers et venues signalaient une réelle volonté d’agir clandestinement et de déjouer toute surveillance ; qu’en outre, ces mêmes investigations révélaient que plusieurs membres du groupe étaient parvenus à s’imposer dans la co-gérance d’un commerce à l’enseigne Magasin général de Tarnac et fréquentaient un appartement à proximité de la propriété agricole Le Goutailloux ;

Attendu que la mise sous surveillance de ces points de chute, à partir de l’été 2008, permettait aux enquêteurs de suivre les agissements de plusieurs membres du groupe et surtout de Julien Coupat ; que dans ce contexte, il leur était permis d’observer que l’intéressé prenait une part active à la structuration du fonctionnement de la mouvance; que notamment, Julien Coupat, à la faveur de nombreux déplacements, à l’occasion desquels il mettait en œuvre des techniques de contre-surveillance employées par les professionnels, prenait de nombreux contacts clandestins avec des personnes demeurant à l’étranger, en région parisienne et à Rouen ;

Attendu que les principaux protagonistes de l’activité clandestine articulée autour de Julien Coupat étaient identifiés comme étant GH, Yildune Lévy, BR, MG, CA et EH ;

Attendu qu’à ce stade, l’ensemble des investigations a permis de constater que le 3 novembre 2008, les nommés Julien Coupat et BR, en marge de la conférence européenne sur l’intégration regroupant les ministres de l’immigration et de l’intérieur de l’Union européenne à Vichy, avaient participé à de violents affrontements avec les forces de l’ordre, ponctués de jets de projectiles et de fumigènes, de dégradations de mobilier urbain et d’incendies de véhicules ;

Attendu que les investigations encore, ont permis d’observer, à la faveur d’un dispositif de surveillance que Julien Coupat s’est rendu sur une commune où il sera constaté plus tard des dégradations, en Seine-et-Marne, ceci en compagnie de Yildune Lévy, dans des circonstances particulièrement suspectes et selon un mode opératoire clandestin ;

Attendu que les investigations toujours, ont également permis d’observer la présence, au cours de la nuit du 7 au 8 novembre 2008, dormant dans une voiture, de GH, BR et MG, ceci à proximité du passage du train Castor transportant des déchets nucléaires, les intéressés ayant préalablement été vus comme participant aux manifestations de Vichy ;

Attendu que les investigations enfin, ont permis d’observer que Julien Coupat et les membres du groupe constitué autour de lui, fréquentaient de manière régulière et croisée des logements situés sur différentes communes et empruntaient plusieurs véhicules, les coordonnées de ces points de chutes étant précisés ci-dessous : [suivent les lieux et les voitures] ;

Attendu que s’agissant de Julien Coupat, compte tenu du comportement occulte de l’intéressé, de son extrême mobilité et de la solidarité réunissant le groupe, il apparaît nécessaire à ce stade, aux fins de faire progresser l’enquête, de procéder à des mesures de perquisitions, de visites domiciliaires et de saisies de pièces à conviction, sans l’assentiment des personnes chez qui elles auront lieu, dans les lieux suivants : [suivent les lieux et les voitures] »


Article original par Laurent Borredon publié le 02/07/2014

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#17

Au matin du 8 novembre 2008, la France se réveille avec la gueule de bois. Ce premier jour de pont du 11-Novembre, trois lignes TGV ont été visées par des sabotages. Lors d'une filature de Julien Coupat et Yildune Lévy, la Sous-direction antiterroriste n'a rien vu. Mais trois jours plus tard, le coup de filet policier est prêt.

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#19

Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat, huit de ses amis, et la mère de Gabrielle H. sont interpellés le 11 novembre au petit matin. La SDAT ne trouve ni arme, ni explosif. Les gardes à vue commencent.

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