épisode

#5

Il y avait quelque chose d’anormal sur la ligne

Les écoutes d'un « réseau de militants anarcho-autonomes », installé notamment en Limousin, ont débuté, des échanges d'information avec les services étrangers ont été intenses. Une demande d'ouverture d'enquête préliminaire est envoyée, le 11 avril 2008.

Les cartes bleues ne passent plus. Enfin, si, elles passent, mais leur transmission à la banque du Magasin général de Tarnac (Corrèze) ne marche plus. Normalement, chaque nuit, l’ensemble des transactions est envoyé d’un coup via la ligne téléphonique du commerce. Ce n’est plus le cas depuis le 25 mars 2008.

L’installation de Julien Coupat et de ses amis à Tarnac, dans la ferme du Goutailloux, date de 2005. En 2007, ils reprennent l’épicerie du village, où ils se partagent les tâches. Le Magasin général fait un peu tout, comme souvent dans les petits villages isolés (en tous cas quand il y a des volontaires pour s’y coller): bar, restaurant, livraisons, etc.

Les incidents de carte bleue se répètent dans les jours qui suivent. Les gérants prennent les choses en main. Pas de problèmes sur la ligne, assure France télécom. Ils demandent à la banque de changer de machine. Ça continue.

 

Local technique de France télécom.

«Quelque chose de louche»

Le 4 avril, un technicien de l’opérateur téléphonique se déplace, cherche l’origine de la panne, en vain. Finalement, il se rend dans le local technique France télécom du village. Sur ses pas, G. F., l’un des deux gérants. En 2012, il se souvient devant une juge d’instruction de Brive, après avoir porté plainte pour «interception illégale de correspondances et atteintes à l’intimité de la vie privée»:

«Lorsque nous sommes rentrés, il est apparu qu’en plus des fils rouge et blanc, il y avait deux autres fils, un bleu et un jaune, qui étaient branchés sur ce qui était notre ligne téléphonique. Ces deux fils étaient reliés à un petit boîtier.»*

Le technicien de France télécom, également entendu dans le cadre de cette procédure, est plus explicite:

«J’ai immédiatement constaté qu’il avait un branchement en trop sur la tête de ligne. Le branchement était constitué par une « jarretière », c’est à dire deux conducteurs électriques posés en dérivation par rapport à la tête de ligne. (…) Constatant cette anomalie, j’ai suivi ces deux fils sur deux-trois mètres et j’ai vu qu’ils étaient raccordés à un équipement inconnu pour moi, sans pouvoir vous préciser de quoi il s’agissait (…). J’ai tout de suite compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple piratage « privé » de téléphone mais de quelque chose de louche. J’ai dit au client qu’il y avait quelque chose d’anormal sur la ligne du magasin général de Tarnac.»

 «Du coup, c’est la police!»

Le malaise s’installe. G. F. tente une blague: 

«Quand on a vu ce dispositif, le technicien a tout de suite dit « ce n’est pas de chez nous » – sous-entendu de chez France télécom -, et moi j’ai dit « du coup c’est de la police! », en plaisantant. C’est à ce moment là qu’il a appelé son supérieur hiérarchique. J’ai donc pensé que c’était une écoute téléphonique.»

 Un vent de panique court alors à France télécom. Il part du plateau des Millevaches, pour finir au service en charge des écoutes téléphonique, à Paris, en passant par la direction départementale, à Tulle, par le service de conduite d’activité, à Limoges, et par la direction régionale, à Bordeaux.

«Mon responsable m’a confirmé presque immédiatement qu’il devait s’agir d’un branchement correspondant à une écoute téléphonique. Il n’avait pas l’air surpris et m’a demandé de débrancher sur le champ les deux fils apposés sur la réglette. (…) Je tiens à préciser que d’autres têtes de ligne semblaient faire l’objet de dérivations identiques, par le système de fils raccordés sur le devant de la même réglette. Je ne me souviens pas avoir débranché les autres dérivations apposées sur d’autres lignes. Dans la précipitation, je ne sais plus si j’ai délivré au client un compte rendu d’intervention (constitué d’un feuillet) comme cela doit se faire habituellement. (…) J’ai quitté Tarnac et suis reparti sur Ussel pour aller manger. Je n’avais pas fait dix kilomètres que mon téléphone de service s’est mis à sonner: c’était mon responsable qui m’appelait pour me dire que quelqu’un de Paris, de la centrale de France télécom allait me rappeler.»

Le coup de fil ne tarde pas, effectivement:

«Une heure après les faits j’ai eu un appel émanant d’un responsable des écoutes en région parisienne, je ne me souviens plus du nom de cet interlocuteur. Il m’a donc demandé de lui relater les faits, chose que j’ai faite dans les détails. Il ne m’a alors été fait aucun reproche.»*

Las, le technicien vient, bien involontairement, de griller tout le dispositif d’écoutes en place dans le village. A France télécom, ça ne passe pas. Il faut un coupable, et une sanction.

«Le lendemain mon responsable m’a dit que nous étions convoqués à la direction régionale de Bordeaux le jour même. Nous avons donc été reçus par un responsable de la sécurité interne. (…) Immédiatement après cette entretien l’adjoint du directeur régional m’a remis une lettre de mise à pied à titre conservatoire. Il m’a alors notifié qu’il m’était reproché une faute professionnelle prévue par le règlement intérieur en faisant pénétrer à l’intérieur d’un local technique une personne étrangère.»*

 L’affaire de Tarnac n’a pas commencé qu’elle a déjà fait une victime: un employé de France télécom.

A la bonne franquette

A ce moment, Tarnac est probablement la commune la plus écoutée de France, proportionnellement au nombre d’habitants. A en croire le technicien France télécom chargé de poser les écoutes dans la région (interrogé par les policiers en 2013), le local technique n’a rien à envier au Moulin-Rouge en terme de «jarretières» :

«Je savais qu’il y avait plusieurs interceptions (trois ou quatre) en cours ou clôturées dans le répartiteur de Tarnac, que j’avais moi-même installées.»*

C’est comme ça, les écoutes à la campagne, artisanal, à la bonne franquette. La demande d’autorisation d’interception de sécurité pour le Magasin général – enfin, les «activistes autonomes violents de la communauté du Goutailloux» comme les RG les décrivent dans le document – a été déposée le 20 mars selon la procédure «d’urgence absolue» qui oblige la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) à répondre en une heure – le formulaire précise: «à n’utiliser que si une mise sous surveillance immédiate est impérative». Manifestement, il était «absolument urgent» de ne surtout pas se presser: le dispositif n’est posé que cinq jours plus tard.

Dans les jours qui suivent, responsables des RG et de la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire se réunissent. Pour transmettre un dossier à la justice, les RG doivent passer par la SDAT, ou tout autre service de police judiciaire: eux-mêmes ne sont pas habilités. La décision est prise. Il faut solliciter le parquet de Paris, compétent à l’échelle nationale pour le terrorisme, passer au stade judiciaire des investigations. Le 11 avril, la demande d’ouverture d’enquête préliminaire part. Le 16, la procédure est ouverte. L’affaire entre dans une nouvelle phase.


*Auditions dans le cadre de l’information judiciaire ouverte à Brive-la-Gaillarde, 2012-2013.


Article original par Laurent Borredon publié le 17/06/2014

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#4

La surveillance et les écoutes téléphoniques d'un «réseau de militants anarcho-autonomes» ont débuté, après que deux d'entre eux, Julien Coupat et Yildune Lévy ont passé clandestinement la frontière américano-canadienne, le 31 janvier 2008.

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#6

Nous sommes au printemps 2008. Une enquête préliminaire a été ouverte par la section antiterroriste du parquet de Paris, le 16 avril, sur un « réseau de militants anarcho-autonomes » constitué autour de Julien Coupat. La sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire n'a pas commencé à travailler. Les services de renseignements européens, eux, s'agitent.

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