Les RG ont bâti un dossier pour obtenir écoutes et surveillance contre les «anarcho-autonomes» du Limousin. Mais une autre note, rédigée également début 2008, défend une piste plus originale: la proximité avec le «groupe AZF».
épisode
#3«Mon gros loup», «Suzy», de fin 2003 à début 2004, le groupe AZF a menacé le gouvernement, via des courriers envoyés au ministère de l’intérieur et les petites annonces de Libération: en l’absence de versement d’une somme de 4 millions de dollars, des bombes vont exploser au passage des trains.
Des engins explosifs ont bien été découverts les 21 février et 24 mars 2004. L’affaire a lieu lors du premier passage de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur, et ce n’est pas peu dire qu’il met la pression à ses troupes: l’enquête est gérée au jour le jour directement par son directeur de cabinet, Claude Guéant. Puis, après une remise de rançon ratée, le groupe disparaît. Il a fait tourner en bourrique toute la Place Beauvau. Voici sa première lettre:
Au RG, on garde l’esprit ouvert… Et si… Et si, en s’intéressant à Julien Coupat et ses amis, on pouvait faire d’une pierre, deux coups, et résoudre l’un des plus grands mystères policiers des dix dernières années. C’est l’objet de cette deuxième note rédigée par la section Contestations et violences début 2008.
Après une rapide synthèse sur le groupe Coupat, ces «individus brillants qui cultivent la non-intégration sociale» (voir épisode précédent), on passe au morceau de choix, le grand II: «l’hypothèse AZF». La suite est littéraire, psychologisante – de manière assumée. Avouons-le, elle est assez surprenante pour un travail policier:
«L’hypothèse d’une implication de ces individus dans l’affaire « AZF » paraît d’autant plus crédible qu’elle coïncide avec la psychologie de la mouvance autonome, toujours prompte à tourner l’Etat en ridicule tout en vivant à ses crochets.»
Les RG représentaient aussi un peu ça: des analystes ultras spécialisés, avec du temps devant eux. Tout, dans les éléments réunis sur Julien Coupat et ses (plus ou moins) proches, est interprété dans ce sens. Cette note des RG est un peu le Da Vinci Code de l’affaire AZF, entre sigle mystérieux et «indices cachés». Point par point, la note des RG déroule la proximité entre ce que la police sait du groupe AZF (pas grand chose) et ce que la police sait de Julien Coupat et ses proches (pas beaucoup plus, à ce stade). Mais tout colle…
«Chacun des individus concernés a poursuivi, en marge de ses activités subversives, un honorable cursus d’études supérieures doublé d’une solide volonté de se soustraire à la vie en société, conformément aux thèses exposées dans leur production littéraire et philosophique et présentant des analogies avec les thèmes sur lesquels AZF se dit déterminé à combattre sans merci.»
Le ou les auteurs commencent par le sigle d’AZF:
«L’explication suivante paraît plausible: le groupe occupant des bâtiments agricoles, il aurait été retenu tout à fait par hasard et au moment de trouver une appellation au commando, la marque figurant sur un sac d’engrais (la flèche symbolisant pour l’industrie les nitrates) d’autant qu’il était signifiant pour le grand public et apte à brouiller les pistes. De plus, c’est précisément un composé de nitrate qui entrait dans la composition de l’explosif des deux engins AZF retrouvés
Il faut ensuite trouver la cohérence idéologique. Un témoignage anonyme sur un événement vieux de plus de sept ans, et le rapprochement est emballé:
«Indice supplémentaire des penchants nihilistes de la mouvance, Julien Coupat et les corédacteurs de la revue Tiqqun auraient, d’après un témoin, fêté non sans excès l’attentat qui a frappé les Etats-Unis d’Amérique le 11 septembre 2001. Élément à rapprocher de l’allusion révérencieuse à « Mr Ben LADEN » dans le premier courrier d’ « AZF » daté du 08 décembre 2003»:
On en vient alors aux faits eux-mêmes. Les dates des remises de rançon? Rien de plus simple, il suffit de regarder le calendrier scolaire:
«Dans l’affaire « AZF », le déroulé des opérations incluant la tentative de remise de rançon du 1er mars 2004, correspond précisément aux périodes de congés scolaires et universitaires pendant lesquelles chacun des activistes est le plus disponible et réside en Limousin. De la même façon, le deuxième courrier évoquant un contretemps dû à « plusieurs paramètres mal évalués » laisse penser qu’il a été rendu nécessaire au groupe de faire coïncider la phase opérationnelle avec l’emploi du temps de chacun.»
Dans la précédente note des RG, le rapprochement avec des vétérans de la cause anarchiste était utilisé pour rendre le groupe inquiétant. Ici, il sert à justifier le choix de la cible:
«On rappellera que le groupe « Os Cangaceiros » auquel a probablement appartenu R. S., un des proches de Julien COUPAT, s’était distingué, de juin 1985 à février 1986, par des actions terroristes dirigées pour la plupart contre des installations de la SNCF. Cet individu, animateur présumé de la revue éponyme, n’a jamais renié ses relations avec des membres d’Action directe et de l’ex-GARI. A la fin des années 1980, il avait fait l’objet d’investigations judiciaires lors des enquêtes menées dans le cadre d’attentats revendiqués par ce groupuscule violent contre des chantiers de l’Administration pénitentiaire, un parking de Neuilly-sur-Seine et des infrastructures de la SNCF et de la RATP.»
Et si ça ne suffit pas, les trajets en train sont également suspects:
«Eux-mêmes grands utilisateurs du réseau ferré, les individus ont non seulement pu repérer les lieux lors de leurs multiples voyages -ils empruntent ainsi régulièrement la ligne Limoges-Paris et, par conséquence le viaduc de Roncherolles (87), mais avaient en plus la possibilité de s’y rendre à n’importe quel moment sans attirer l’attention de quiconque, les habitations les plus proches étant à plusieurs centaines de mètres. D’où l’idée, pour « AZF », de préciser, alors que rien ne l’imposait, que le travail de dépose des bombes « s’est effectué totalement au hasard pour ce qui concerne la répartition géographique des engins ».»
Reste enfin le grand mystère de l’affaire AZF: son interruption brutale.
Expliquer cela, c’est crédibiliser l’ensemble du récit:
«Si l’on écarte formellement l’hypothèse que l’une ou l’autre de ces tentatives ait finalement réussie, la médiatisation de l’affaire expliquerait l’abandon d’AZF. Le commando s’est d’autant plus facilement retiré qu’il n’avait pas de réels besoins financiers si l’on considère ce qui suit.»
Eh oui, chez Julien Coupat et ses proches, certains ont des moyens financiers. Pourtant, quelques lignes auparavant, l’hypothèse exactement contraire était défendue:
«L’objectif est de financer l’activité subversive, d’assurer la pérennité de l’entreprise de prosélytisme. Précisément, les investissements, notamment dans le parc immobilier dont dispose actuellement la communauté, ont débuté dès 1996. Il est possible que soient pris en charge un certain nombre d’individus toujours étudiants et particulièrement actifs au plan de la contestation sur les campus de Rennes (35), Rouen (76), Lyon (69) et Limoges (87).»
Le groupe aurait donc monté une machination particulièrement complexe et dangereuse, avant de s’apercevoir au bout de quelques semaines qu’elle était parfaitement inutile…
S’il est un paragraphe qui illustre la culture de suspicion qui irrigue les RG, parfois jusqu’à l’absurde, c’est bien celui-là. «Attitude méfiante», «comportement suspect», tout y est. Le simple envoi de colis dans un bureau de poste du plateau des Millevaches devient l’élément-clé d’une démonstration policière.
«Attirant singulièrement l’attention, M. B., de la communauté du Goutailloux, a été vu à plusieurs reprises expédiant de nombreux colis au format d’une boite à chaussure depuis le bureau de poste de Peyrelevade, village qui n’est pas nécessairement le plus proche de son lieu de résidence. Certains de ces envois étaient à destination de la Suisse et de la Belgique. Son attitude est décrite comme particulièrement méfiante, l’homme cherchant manifestement à dissimuler la nature et les destinations des colis aux autres usagers du bureau de poste. Ce comportement suspect écarte l’hypothèse d’une simple correspondance liée à l’activité éditoriale reconnue au groupe.»
Il s’agit pourtant très exactement de cela, la suite le prouvera: des envois et des réceptions de livres, de tracts.
La conclusion est sans appel – «il est permis de croire à une implication directe de quelques-uns de ces éléments dans la tentative de chantage à l’explosif qui a visé l’Etat français au début de l’année 2004». Mais la hiérarchie des RG de l’époque ne suit pas. Selon un témoin, le patron de l’époque, Joël Bouchité – qui aujourd’hui a tout oublié – répond à la section Contestations et violences qu’il a consulté son homologue de la direction de la surveillance du territoire (DST), Bernard Squarcini – qui n’en garde aucun souvenir – et qu’il en est arrivé à cette conclusion: «Nicolas Sarkozy est président, la réforme du renseignement approche, si on n’a pas plus d’éléments, on se rend ridicule.»
A la tête des RG, on craint d’autant plus la réaction du chef de l’État qu’il avait été tenu en échec, à l’époque, par le groupe AZF. Aujourd’hui, plus personne ne semble donc se souvenir que ce «rapprochement» était consubstantiel à la naissance du dossier Tarnac, ce dont ce document inédit témoigne pourtant de manière incontestable.*
De toute façon, un passage de frontière entre les États-Unis et la Canada, le 31 janvier, va changer la donne et plonger le dossier dans une toute autre dimension.
*l’«hypothèse AZF» réapparaîtra, plus tard, après l’ouverture de l’enquête judiciaire. A ce moment, les RG ont laissé la place à la DCRI, dont Bernard Squarcini a pris la tête. Joël Bouchité est devenu conseiller à l’Elysée. Cette fois-ci, Bernard Squarcini reconnaît que l’hypothèse a bien été travaillée par la DCRI. Mais le résultat est le même – le rapprochement est écarté. Un des policiers de la section Contestations et violences, persuadé de sa pertinence, n’a jamais lâché l’affaire (lire Le Monde et Mediapart).
épisode précédent
Les RG ont bâti un dossier pour obtenir écoutes et surveillance contre les «anarcho-autonomes» du Limousin. Mais une autre note, rédigée également début 2008, défend une piste plus originale: la proximité avec le «groupe AZF».
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La surveillance et les écoutes téléphoniques d'un «réseau de militants anarcho-autonomes» ont débuté, après que deux d'entre eux, Julien Coupat et Yildune Lévy ont passé clandestinement la frontière américano-canadienne, le 31 janvier 2008.