épisode

#6

Un long printemps de préliminaire

Nous sommes au printemps 2008. Une enquête préliminaire a été ouverte par la section antiterroriste du parquet de Paris, le 16 avril, sur un « réseau de militants anarcho-autonomes » constitué autour de Julien Coupat. La sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire n'a pas commencé à travailler. Les services de renseignements européens, eux, s'agitent.

Le document est formel – en réalité, les échanges sont quotidiens entre la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire et la section terrorisme et atteinte à la sûreté de l’Etat du parquet de Paris, qui a compétence nationale. Mais la «demande d’ouverture d’enquête préliminaire» envoyée le 11 avril 2008, qui constitue la «D1», la première cote du dossier, est un bon résumé des éléments réunis par les RG contre «le groupe de Julien Coupat». Ils sont en fait reproduits quasiment tels quels par le patron de la SDAT:

«J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que, selon des informations communiquées par la direction centrale des renseignements généraux, il existerait sur le territoire national une structure clandestine anarcho-autonome entretenant des relations conspiratives avec des militants de la même idéologie implantés à l’étranger et projetant de commettre des actions violentes dans le but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation.

Ce groupe d’une vingtaine d’activistes, disposant de bases logistiques en région parisienne et en province, aurait tissé des liens opérationnels avec des extrémistes étrangers afin de bâtir une force de subversion.»

 «Textes subversifs en langue anglaise»

Le passage de frontière suit immédiatement. C’est le moment-clé de la démonstration, avec notamment le rapprochement audacieux entre les photos de vacances du couple et l’attentat de Times Square:

«Le 31 janvier 2008, un des leaders de ce groupe et une militante anarcho-autonome parisienne ont franchi clandestinement à pieds la frontière des Etats-Unis vers le Canada en ayant préalablement laissé un sac dans le véhicule d’un ressortissant canadien qui a ensuite été contrôlé par la police. Ces deux activistes français sont : Julien Coupat (…) et Yildune Lévy (…). La fouille du sac par les autorités canadiennes aurait permis la découverte d’une copie du permis de conduire français de Julien Coupat, de textes subversifs en langue anglaise, de retranscriptions des débats de réunions et de photographies de Times Square à New York (Etats-Unis).

Il convient de noter que le 6 mars 2008, le centre de recrutement de l’armée américaine situé à Times Square a fait l’objet d’un attentat par jet d’une grenade ayant causé des dégâts matériels. A ce jour, les services américains n’ont toujours pas identifié les auteurs de ces faits.

Selon les renseignements communiqués par la DCRG, Julien Coupat et Yildune Lévy avaient assisté du 10 au 15 janvier 2008 à une réunion d’anarchistes américains à New York.»

 

La SDAT ne précise pas non plus la nature des «textes subversifs en langue anglaise». Ça vaut peut-être mieux pour la crédibilité de l’ensemble: l’inventaire dressé par la gendarmerie royale canadienne évoque en fait essentiellement des livres sur les Black Panthers, dont une biographie d’Angela Davis.

«Bases logistiques»

La demande se termine sur Tarnac, et l’évocation d’un réseau pan-européen:

«Se réunissant fréquemment au domicile de Julien Coupat dans le 11e arrondissement de Paris ces activistes disposeraient également de plusieurs bases logistiques en province, dont la principale sous la forme d’une propriété agricole nommée « Le Goutailloux » au lieu dit Javaud à Tarnac (Creuse) [sic].

Outre les liens avec des groupes nord-américains, le groupe de Julien Coupat entretiendrait des relations étroites avec des activistes européens qu’ils rencontrent à l’occasion de rendez-vous internationaux de la mouvance anarcho-autonome, notamment en Pologne, en Espagne, en Grèce, en Italie, en Suisse, en Allemagne et au Royaume-Uni.»

 

Manifestation altermondialiste au G8 d’Evian, 2003. (Crédit: Lucide)

La base de l’antiterrorisme à la française

Les mots sont choisis avec soin. L’expression «projetant de commettre des actions violentes dans le but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation» est davantage une référence directe à l’article 421-1 du Code pénal qu’à des éléments concrets issus du dossier:

«Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes (…)»

et à l’article 421-2-1, base de l’antiterrorisme préventif à la française:

 «Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents.»

Le 16 avril, le procureur de la République accède, sans surprise donc, à la demande d’ouverture. La SDAT a trois mois (renouvelables) pour enquêter. En son sein, l’enquête échoit à la division nationale pour la répression du terrorisme international (DNRTI).

Et puis, plus rien. Le 9 juillet, le nouveau patron de la SDAT demande une prolongation de l’enquête «au vu des nombreuses investigations restant à effectuer» – la totalité d’entre-elles, en fait… Cette inaction tranche avec la précipitation avec laquelle l’enquête a été ouverte. D’un point de vue policier, c’est une aberration: à partir du moment où une procédure judiciaire est déclenchée sur le groupe, les RG n’ont plus le droit de pratiquer d’écoutes administratives. Le principe – constitutionnel – de prééminence du judiciaire s’applique. L’ouverture de l’enquête préliminaire provoque donc… la fin des écoutes sur le groupe, puisque la SDAT n’en demande pas immédiatement.

D’Action directe aux «Black blocs»

Le temps de l’enquête judiciaire est suspendu. Pas le temps politique. Le 13 juin, la ministre de la justice, Rachida Dati, envoie une circulaire à tous les parquets de France, leur demandant de se dessaisir de tout dossier lié à la «mouvance anarcho-autonome» en faveur de la section antiterroriste du parquet de Paris.

Quant aux RG, le service de renseignement disparaît le 1er juillet 2008, fondu dans la nouvelle direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Quelques jours avant sa mort, il laisse un rapport, «Du conflit anti-CPE à la constitution d’un réseau pré-terroriste international : regards sur l’ultragauche française et européenne»*, qui résume bien la crainte politico-policière majeure de la période. Tout y est, d’Action directe aux «Black blocs»:

«Ces faits et comportements observés sur notre territoire sont similaires à ceux recensés à la fin des années 1970 et qui avaient été précurseurs de la constitution du groupe Action directe, lui-même pour partie issu de la mouvance autonome.

Par ailleurs, les investigations menées par la direction centrale des renseignements généraux ont permis de mettre à jour l’existence d’un cercle restreint d’intellectuels de la mouvance ayant un rôle décisionnel et de coordination. Les membres de ce groupe adoptent un mode de vie semi-clandestin: ils changent très fréquemment de lieux de résidence, se montrent d’une grande prudence, prennent d’importantes précautions afin d’offrir le moins de prise possible aux surveillances. Intégrant les « Black blocs » de toutes les grandes contestations altermondialistes européennes, ces militants participent à des réunions internationales parfois clandestines au cours desquelles les activistes présents auraient décidé de mettre en place une « force organisée transnationale de subversion », destinée à commettre des actions violentes dans une grande métropole européenne au cours des prochains mois.»*

 Si les RG ont l’air de si bien savoir ce qu’il se dit lors des réunions militantes européennes, c’est qu’ils ont mis à profit leurs relations avec le NPOIU anglais et sa source (voir l’épisode 4). Ils ont peut-être eu tort…


*La rédaction d’une telle note a été annoncée dès mai 2008 dans Le Point, puis le document a fuité et fait l’objet d’articles après les interpellations de novembre (Le Monde et Le Figaro). Il a finalement été publié dans sa quasi-intégralité sur Mediapart par David Dufresne en mars 2012, lors de la sortie de son livre, Tarnac, magasin général


Article original par Laurent Borredon publié le 18/06/2014

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#5

Les écoutes d'un « réseau de militants anarcho-autonomes », installé notamment en Limousin, ont débuté, des échanges d'information avec les services étrangers ont été intenses. Une demande d'ouverture d'enquête préliminaire est envoyée, le 11 avril 2008.

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#7

Plus de trois mois après l'ouverture d'une enquête préliminaire sur Julien Coupat et ses amis, les policiers de la SDAT commencent enfin leurs investigations le 15 juillet. Après avoir repéré les points de chute du groupe à Paris, ils se rendent à Tarnac (Corrèze).

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